Pascal Dusapin Violence et silence
Compositeur majeur de ces dernières décennies dans le monde entier, Pascal Dusapin voue à l’opéra une passion qui ne faiblit pas et qui se cristallise par des œuvres marquantes. Sa très acclamée Penthesilea est donnée à la Philharmonie dans une version de concert fort attendue.
Penthesilea a été créé en mars 2015 au Théâtre Royal de La Monnaie à Bruxelles, avant de connaître une reprise à l’Opéra du Rhin quelques mois plus tard. Quatre ans après cette naissance, ce sombre ouvrage prend ses quartiers dans le cadre radicalement différent de la Philharmonie de Paris en version de concert. Rien qui effraie Pascal Dusapin : « Rien n’a changé par rapport à la création, la partition est absolument identique, si ce n’est un dispositif électronique bien sûr très dédié à la Philharmonie. J’ai une certaine expérience avec mes opéras en concert : Faustus a été donné plusieurs fois au Concertgebouw d’Amsterdam ; il y a eu l’année dernière Medea à Salzbourg où j’étais en résidence. Dire cela peut paraître provoquant mais je trouve que l’opéra en concert a quelque chose de presque idéal. Cela permet de vérifier que le théâtre réside avant tout dans la musique, qu’il est porté par la musique. Si un opéra ne passe pas cette mise au point drastique, c’est qu’il a un problème quelque part ».
Sans doute le plus polyglotte des grands compositeurs actuels, Pascal Dusapin a lui-même veillé à la genèse du livret en allemand, inspiré par la pièce d’Heinrich von Kleist : « Pour tous mes opéras, j’ai à mes côtés une personne veillant sur les questions de langue, la dramaturge Beate Haeckl pour Penthesilea, avec laquelle j’avais auparavant travaillé pour Medea au Staatsoper de Berlin. Le projet était particulier : aborder la langue de Kleist qui est, du point technique et si je puis dire, une sorte de Mallarmé, avec une langue d’une complexité incroyable même pour les Allemands. J’en avais fait plusieurs adaptations que j’ai apportées à Beate Haeckl en lui demandant de les traverser, de les relire et de les réduire. Il fallait surtout vérifier la langue de façon très pointilleuse car je ne voulais surtout pas me faire épingler par les Allemands sur ce point ».
LA TERRIFIANTE MODERNITÉ DE L’ANTIQUITÉ
La Reine des Amazones est une vieille amie : « J’ai porté Penthésilée dans ma tête pendant trente ans, parce qu’il s’agit d’une idée que j’ai eue extrêmement jeune. Il m’a fallu tout ce temps pour « investiguer » ce projet et pour vraiment le comprendre, que ce soit sa thématique guerrière ou sa dimension féministe. Penthésilée renvoie à l’amour mais aussi à la loi. Nous parlons d’une femme qui ne peut aimer un homme que si elle l’a vaincu, elle est assujettie par la loi de son peuple. Quand elle s’aperçoit qu’elle a involontairement trahi cette loi, elle n’a que deux issues : déchirer Achille de ses dents et se tuer elle-même. Cela étant dit, je reconnais avoir des partis pris très drastiques : je ne m’intéresse pas du tout aux histoires car je pense que l’opéra n’est pas le lieu d’une histoire – le cinéma s’est emparé de cet aspect. Comme je l’ai souvent dit, l’opéra reste pour moi un lieu d’expression de la psyché collective et en ce sens, Penthésilée peut être considérée comme une histoire certes d’aujourd’hui mais aussi de demain, voire d’après-demain. Ce qui me fascine dans l’Antiquité, c’est tout simplement sa terrifiante modernité ».
Le compositeur a tiré de son obsession pour Penthésilée une musique unanimement célébrée lors de la création. D’aucuns ont salué une toile sonore somptueuse mais ce terme ne semble pas tout à fait exact : « Ma musique me semble tout de même assez violente. Néanmoins, quand j’ai commencé cet objet lyrique, la première question que je me suis posée a été de trouver un moyen musical d’exprimer l’immense peine de Penthésilée. Progressivement, j’en suis arrivé à me dire que, au fond, quand on souffre, on éprouve le désir de redevenir tel un enfant, de retrouver le giron de sa mère. Je me suis dit qu’il me fallait trouver une berceuse toute simple. À cette époque, mon fils avait cinq ou six ans, et j’entendais ma femme, Florence, lui chanter des berceuses dans plusieurs langues. J’ai alors essayé d’inventer une petite mélodie si simple qu’il suffit d’un intervalle pour que le public comprenne que Penthésilée est totalement effondrée. L’opéra commence très doucement, avec une sorte de mélodie à la harpe, à l’allure très archaïque, que je demande toujours à la harpe de jouer sans joliesse. Sous cette mélodie se déploie une masse très noire, très sombre, orchestrée dans l’extrême grave. Et cette mélodie revient quand, passez-moi l’expression, Penthésilée est au fond du trou ». Capable d’élaborer de grands cataclysmes sonores, Pascal Dusapin est passé maître dans l’exercice du silence musical saisissant : « Penthésilée vit dans l’expression unique de la terreur : la terreur d’aimer, la terreur d’avoir trahi la loi de son peuple. Cela ne veut pas dire que l’on doit faire jouer l’orchestre fort. Pour la mort d’Achille, il ne se passe presque rien dans ma partition. Même le suicide de Penthésilée est une manière de grande dissolution qui n’aboutit sur rien ».
Gageons que le public de la Philharmonie sera lui aussi réduit au silence au terme de ce drame douloureusement humain, l’une des créations les plus importantes de ces dernières années.
Yutha Tep