Tristan Murail création perpétuelle
Le festival Présences de Radio France consacre son édition 2022 à l'une des figures majeures de la création musicale de notre temps, le compositeur français Tristan Murail. Rencontre avec un musicien dont l'influence sur le monde sonore actuel n'a d'égale que l'indépendance farouche.
Avec d'autres compositeurs importants, vous avez créé le courant spectral à la fin des années 1970. Quelles étaient son identité et ses objectifs ?
Je dis toujours qu’il n’y a pas vraiment de musique spectrale puisqu’il y a en réalité autant de musiques que de compositeurs. Ce qui nous rapprochait, c’était l’intérêt pour le son, la compréhension du phénomène sonore qui nous semblait avoir été perdue de vue par des approches un peu trop abstraites, ou structuralistes. À partir de là chacun avait sa propre manière. Celle de Hugues Dufourt était, il me semble, assez empirique dans le sens positif du terme, on pourrait dire expérimentale. Je me souviens qu’au début, Michaël Levinas travaillait beaucoup avec les interprètes de façon à comprendre le son et leur demander d’inventer de nouvelles sonorités. De mon côté, et c’était pareil pour Gérard Grisey, nous cherchions une approche, disons, « scientifique », on pourrait dire aussi « objective ».
Gérard Grisey a même suivi des cours d’acoustique. Je n’ai pas fait ce choix mais à partir du moment où j’ai été initié à l’informatique musicale à l’Ircam, j’ai commencé à utiliser les ordinateurs et à les programmer. En ce sens, oui, on peut dire que j’avais une démarche plus scientifique que mes autres collègues. Comme je le dis à mes élèves, il faut qu’on suive sa propre voie dans la mesure où on la trouve. Les techniques, spectrales ou autres, ne constituent que des moyens, des outils, pour créer
ce que l’on cherche.
L'informatique a constitué, et constitue, un élément important de votre musique. Avez-vous tiré profit de son évolution ?
L’avancée technologique a facilité beaucoup de choses et ouvert des horizons que nous n’avons pas ici le temps de détailler. Je disais à l’une de vos collègues que le phénomène était comparable à ce qui s’est passé à la fin du xviiie siècle, quand le piano a remplacé le clavecin. Cela relevait d’une nécessité ressentie par les compositeurs qui voulaient un instrument plus souple permettant de faire des crescendos et decrescendos. À partir de la venue du piano, s’est libérée toute une expression, avec les débuts du romantisme à travers le mouvement Sturm und Drang. Il y a eu interaction, disons, entre l’évolution technique et les désirs esthétiques et il en est allé de même pour l’informatique. J’ai utilisé l’informatique à ma manière et la première chose que j’ai faite, ce fut de créer des petits logiciels d’aide à la composition dont j’avais vraiment besoin. Ils n’existaient pas et j’ai dû les créer. À partir du moment où je les avais à ma disposition, je me suis dit que je pouvais essayer telle ou telle écriture, et l’on retombe dans le domaine de la composition.
Avec l'immense carrière qui est la vôtre, composer est-il devenu plus facile ?
C’est aussi difficile qu’avant. Je ne veux pas réitérer, appliquer des processus de composition bien rodés. Chaque œuvre doit être quelque chose de nouveau et j’essaie de garder pour chacune une espèce d’innocence, de naïveté. Plus il y a de pièces à mon catalogue, plus cela devient difficile.
Pour cette raison, le début d'une partition est compliqué, et quand je dis début, je ne parle pas forcément des premières notes mais plutôt du projet : où va-t-on, quels sont les types d’atmosphères sonores, de développement des objets musicaux, quelle est l’ambiance générale de la pièce… Ce sont des décisions importantes à prendre. Quand on a choisi la direction à prendre, il faut la suivre mais si cela ne marche pas, il faut recommencer. Et il m’est arrivé plusieurs fois de recommencer. On peut essayer de tordre un peu les choses et de les rafistoler mais, généralement, il vaut mieux prendre un nouveau départ.
Vous avez enseigné à la Columbia University de New York et vous êtes maintenant professeur au Conservatoire de Shanghai. Y êtes-vous considéré comme un compositeur français ?
Je suis assez sceptique vis-à-vis des écoles nationales. Qu’est-ce que l’école française ? Il se trouve que je suis né en France mais je n’y peux rien, on ne m’a pas vraiment demandé mon avis. Très jeune, je me suis beaucoup intéressé aux autres civilisations, en particulier aux cultures musicales. Je me rappelle de mes découvertes des musiques arabes, indiennes, ou indonésiennes. Au Maroc, où j’étais assistant à l’âge de 17 ou 18 ans, nous pouvions aller à la radio de Rabah pour écouter des orchestres, c’était passionnant. Dès le début, une grande partie de ma carrière de compositeur s’est déroulée hors de France. Le principal bénéfice que j'ai tiré de mon passage à la Columbia, ce fut de rencontrer des jeunes compositrices et compositeurs du monde entier, parce que le recrutement de l'Université était très international, à l’image d’ailleurs du professorat – un tiers des enseignants n’était pas américain. Columbia est très ouvert sur le monde. J’ai eu beaucoup d’élèves venant d’Asie, d’Amérique du Sud et même d'Europe. À Shanghai, le Conservatoire attend de moi que j’apporte une connaissance sur la musique contemporaine en Occident. Cela ne veut pas dire que les étudiants ignorent ce qui s’est passé ici, loin de là, mais disons que je dispose de renseignements de première main. Je ne suis pas forcément considéré comme un compositeur français mais certainement comme un musicien occidental.
Yutha Tep