Jules Massenet Hérodiade
Deuxième opéra de Massenet, Hérodiade s'inspire librement d'un conte de Flaubert, qui revisite un drame de l'antiquité évoqué dans les Évangiles. Les passions s'y déchaînent aux sons d'une musique puissante et colorée.
Après le succès du Roi de Lahore, Massenet a composé Hérodiade entre 1878 et 1880, sur un livret de l'écrivain Paul Milliet et de l'éditeur Georges Hartmann, alias Henri Grémont, après qu'un premier scénario fut esquissé par le librettiste italien Angelo Zanardini. L'ouvrage fut refusé par l'Opéra de Paris et Massenet dut se tourner vers le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. La première eut lieu le 19 décembre 1881, avec un succès triomphal. De nombreux Français de l'élite musicale parisienne avaient fait le déplacement. La création italienne eut lieu à Milan en février 1882. En France, l'ouvrage fut représenté à Nantes en 1883, à Paris en 1884 dans la version italienne, puis à Lyon en 1885.
À l'origine, l'opéra comportait trois actes et cinq tableaux. Massenet remania profondément sa partition et en acheva la version finale, en quatre actes et quinze scènes, seulement en 1895. Mais l'œuvre n'entra au répertoire de l'Opéra de Paris qu'en 1921, bien après la mort du compositeur.
La source principale de l'opéra est le troisième des contes publiés par Flaubert en 1877, Hérodias, lui-même inspiré des récits bibliques figurant dans les Évangiles de Matthieu et de Marc. Mais le livret prend ses distances avec le conte. Si le contexte politique et familial des évènements est le même, les caractères et les agissements des protagonistes en diffèrent sensiblement, surtout en ce qui concerne Salomé et le prophète Jean.
Tandis que chez Flaubert, Salomé n'est qu'un instrument de la vengeance de sa mère Hérodias, qui la pousse à séduire Hérode pour obtenir la tête de Jean, dans l'opéra elle devient une jeune fille pure et sincère, qui aime Jean d'un amour véritable. Le féministe Massenet en fait une héroïne qui décide elle-même de son propre destin. Elle n'hésite pas à déclarer son amour à Jean, ose repousser les avances d'Hérode, ne réclame pas la tête du prophète mais cherche au contraire à le sauver et décide de partager son sort. La danse voluptueuse de Salomé qui rend Hérode fou de désir a disparu.
Quant au prophète Jean (Iaokanann chez Flaubert), qui dans le conte n'apparaît que pour lancer ses imprécations depuis le caveau où il est enfermé, il devient sensible aux sentiments humains, en particulier à l'amour de Salomé. Il le rejette d'abord, en lui demandant d'élever son sentiment au niveau du ciel. Mais dans la scène précédant le supplice, il lui avoue son amour, qui s'accomplira dans la mort.
Dans l'opéra, c'est Hérodiade qui réclame à son époux Hérode la tête de Jean, qui l'a maudite parce qu'elle a quitté son précédent mari pour son frère. Mais Hérode préfère épargner le prophète car il croit, à tort, qu'il pourra en faire un allié pour lutter contre les Romains. Hérode est obsédé par Salomé, en qui Hérodiade voit une rivale plutôt que sa fille. C'est seulement lorsqu'il découvre que la jeune fille aime Jean qu'il décide de le condamner.
Salomé ignore qu'Hérodiade est sa mère. Dans la scène finale, désespérée, elle implore Hérode d'épargner Jean. Mais quand le bourreau entre avec le glaive sanglant, elle s'apprête à frapper Hérodiade, qui lui révèle alors son origine. Salomé retourne son arme contre elle, assumant son destin jusqu'au bout.
Bien sûr on reprocha au livret son infidélité aux Écritures et au conte de Flaubert. Les catholiques fervents n'admettaient pas qu'on ait osé toucher à la figure sainte du prophète Jean pour le plonger dans une intrigue sentimentale. Les fidèles de Flaubert crièrent à la trahison, alors que le romancier venait juste de rendre le dernier soupir. En même temps, les esprits décadents de la fin du siècle regrettaient de ne pas retrouver sur scène la séduction de la danse lascive au parfum oriental, propre à alimenter tous les fantasmes. Paradoxalement, toutes ces critiques suscitèrent la curiosité du public et favorisèrent le succès de l'œuvre.
Une musique ardente et sensuelle
Ce sombre drame a inspiré à Massenet une musique ardente, sensuelle, passionnée, riche d'invention mélodique et de puissance orchestrale. L'ouvrage comporte cinq rôles principaux, vocalement exigeants et qui requièrent tous des interprètes de premier ordre : Hérode, Hérodiade, Salomé, Jean et le devin Phanuel, la voix de la sagesse qui a la prescience des évènements. L'opéra n'est pas divisé en numéros mais chaque scène comporte un air, de forme ABA' en général. Plusieurs motifs musicaux parcourent la partition et assurent son unité. L'un des plus remarquables est celui de l'amour de Salomé, auquel le balancement noire-croche donne un charme irrésistible : esquissé dès l'ouverture, il revient à plusieurs reprises au cours de l'œuvre et s'épanouit pleinement quand Salomé exprime sa passion pour Jean.
L'opéra comprend aussi de très belles parties chorales, est agrémenté de plusieurs danses et même d'un ballet complet au quatrième acte, avant le dénouement. Dans l'orchestre, très important et riche de timbres variés, on remarque l'usage des sonorités suaves de deux saxophones.
À la fois péplum et tragédie classique, Hérodiade nous emporte par son lyrisme et la violence de ses passions.
Pierre Verdier