Salomé Gasselin la viole solaire

Lors des Victoires de la musique classique 2024, Salomé Gasselin était désignée comme Révélation soliste instrumentale : immense avancée pour un instrument, la viole de gambe, chéri des passionnés de musique ancienne, mais pas encore tout à fait placé sous le feu des projecteurs, malgré le prestige du film Tous les matins du monde.
La réussite d’Alain Corneau et celle de Jordi Savall, qui réalisa la bande sonore du film, furent telles que les gambistes durent batailler durement pour s’en affranchir. Plus de trente ans après, une artiste à la personnalité aussi affirmée que Salomé Gasselin doit encore se démarquer de ce phénomène : « Je suis née en 1991, l'année de la sortie du livre de Pascal Quignard puis du film. À travers Tous les matins du monde, Marin Marais et Sainte-Colombe, la viole de gambe a immédiatement été associé à une image très mélancolique de l'instrument. C’est une image très belle, très importante pour l'instrument, mais qui n'est pas unique. Sans vouloir minimiser tout ce que le film a apporté, je pense que nous sommes assez nombreux aujourd'hui à vouloir dévoiler les autres couleurs de l'instrument. Nous voulons ouvrir un peu le répertoire à la musique plus contemporaine, ou à des musiques improvisées. D’ailleurs, si l’on regarde bien, aux XVIIe et XVIIIe siècle, on constate qu’il existe nombre de musiques improvisées. Nous allons donc travailler avec des musiciens d’aujourd'hui qui improvisent, c’est une démarche qui me semble avoir du sens. Pour moi en tout cas, la viole est vraiment un instrument solaire et on ne montre pas assez ce côté-là. »
Ce côté solaire, Salomé Gasselin est allée la chercher auprès d’un maître incontestable mais dont l’art suscite des réactions parfois fort tranchées : « Vittorio Ghelmi est une personnalité qui a longtemps été clivante et le rencontrer a été une expérience très riche. Ce qui est très beau dans son jeu et sa manière de voir la viole, c'est qu’ils sont en complet accord avec le musicien qu'il est. Sa manière de jouer, évidemment, est très réfléchie, très informée par tout ce qu'il lit, puisque c'est quelqu'un de très curieux et qui se documente beaucoup. Mais son jeu est très parlant parce qu'il a réussi à parler avec l'instrument comme il parle dans la vie de tous les jours. C'est ça qui m'intéressait de développer, en travaillant auprès de lui. »
La viole, un instrument solaire
Auparavant, Salomé Gasselin avait reçu l’enseignement de grands noms de son instrument aussi éminents que Marianne Muller et Philippe Pierlot, dont elle médite encore les leçons. Mais notre musicienne n’aime guère parler d’école : « Je préfère parler des différents couleurs d’un même instrument. Vittorio illustre une viole de gambe très solaire et c'est ce que je suis allée chercher chez lui, parce que c'est ce que je voyais aussi dans la viole. Toutefois, cela n’enlève rien au côté sublime de Philippe Pierlot et Marianne Muller qui s’inscrivent dans la filiation de Wieland Kuijken. Ce sont des mondes tellement différents. J'ai envie de dire que j'aimerais justement faire une sorte de synthèse entre ma première école, qui serait l'école française, et celle que j'ai découverte un peu plus tard avec celle de Vittorio. »
Ce souci d’indépendance s’exprimera lors du concert donné à l’Amphithéâtre de la Cité de la musique avec le Cairn Consort dont elle est membre-fondatrice. Commençons par une précision : « Il ne faut pas le confondre avec l’Ensemble Cairn, qui existait déjà quand nous avons créé le consort. Ce qui m'intéressait dans l’idée du cairn, c'était le fait de sortir en fait des chantiers battus, justement. En montagne, le cairn est souvent situé en dehors des routes de randonnée, les GR, donc des routes tracées. On peut y accéder par des chemins un petit peu différents mais qui arrivent au même point. Les cairns sont à la fois hors des sentiers battus et balisés par les personnes qui sont passés avant nous, chacun ajoutant sa petite pierre à l'édifice. Je trouvais cette image très parlante pour la musique que je veux faire : elle se situe en dehors des sentiers battus, mais elle est en même temps balisée par tout un héritage. »
Purcell & Jarrett, musiciens de la transe
Le programme intitulé Prism que le consort va donner s’impose bel et bien comme une manière de cairn, avec le parallèle tracé entre Henry Purcell et Keith Jarrett : « Pour moi, ce fut une sorte de vision, une vision qui m’a paru immédiatement limpide. Pour ceux qui ne connaissent pas intimement la musique de Purcell, notamment celle pour la viole de gambe, cela demande peut-être un peu plus d’explication. À mes oreilles, Purcell et Keith Jarrett offrent des portes d'accès similaires à la musique. Je pense notamment à la transe, celle que leur musique va chercher. Chez Purcell, cela passe par toutes les basses obstinées que l’on entend dans tellement d’airs, ceux célèbres pour contre-ténors ou celui pour basse Wondrous Machine. Et ils ont en commun un très grand lyrisme, avec une dimension vocale évidente dans les deux écritures. En outre, tous les deux puisent dans les folklores de leur époque, mais aussi des époques passées. »
Keith Jarrett n’est pas un nom inconnu du monde de la musique ancienne, s’agissant d’un passionné de la musique de Bach : « Keith Jarrett a enregistré son album Book of Ways sur deux clavicordes ! Je pense que c'est un artiste avec une vraie sensibilité de la musique ancienne, qui la comprend très bien. De son côté, Purcell possède une dimension visionnaire particulièrement sensible dans ses fantaisies pour violes, qu'il a écrites en un été en 1680 alors qu’il avait 21. Cette musique n’est même pas destinée pour être publiée. En les écoutant, on a l'impression qu’il ne s’agit pas d’une musique du XVIIe siècle. Le début de la cinquième fantaisie, par exemple, sonne comme du jazz. Ailleurs, ce sont des accords non résolus, ou des éléments étranges, extrêmement nouveaux, jamais entendus avant lui. J'aurais adoré qu'il vive plus ! Je pense sincèrement qu’il aurait été sacré comme l’un des plus grands génies de l’histoire, mais il n’a pas eu le temps de montrer tout ce dont il été capable. »
Il sera passionnant d’entendre le résultat de cette entreprise. Loin de vouloir juxtaposer les partitions de l’un et de l’autre, Salomé Gasselin et le Cairn Consort auront à cœur de créer de véritables passerelles avec des arrangements de notre gambiste elle-même, de Kevin Seddiki (par ailleurs, à la guitare, au zarb ou aux percussions lors du concert) et d’Adrian Delmer.
Yutha Tep - publié le 09/09/25