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Nigel Short De Händel à Tavener

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Il n’est pas exagéré de dire que le Chœur Tenebrae s’est peu à peu imposé comme l’incarnation actuelle de cette perfection chorale anglaise faisant rêver le monde entier. La preuve en sera administrée d’abord à l’Église Saint-Roch dans un programme éclectique, puis au Théâtre des Champs-Élysées dans Le Messie de Händel. Rencontre avec Nigel Short, le grand artisan de cette réussite incontestable.

Commençons par le plus simple (que les adorateurs de Händel, dont l’auteur de ces lignes fait partie, nous pardonnent cette formule) : Le Messie, chef-d’œuvre universel que Tenebrae a interprété maintes fois (y compris avec le London Symphony Orchestre et le regretté Colin Davis) et qu’il donne au Théâtre des Champs-Élysées) aux côtés du Kammerorchestre Basel, sous la direction de Nigel Short : « Quand vous chantez avec un orchestre, les priorités sont différentes que pour un concert a cappella. Dans Le Messie, dont le langage est évidemment baroque, il faut une certaine légèreté et beaucoup d’articulations, du fait des nombreux passages avec des vocalises très rapides pour le chœur. Il faut que le texte demeure absolument compréhensible. Le chœur doit parvenir à une certaine instrumentalité, il doit sonner ici comme un hautbois, là comme un instrument à cordes, globalement sans trop de vibrato. Parfois, les sopranos sont doublés par le premier hautbois et les premiers violons, les voix d’altos par les altos de l’orchestre justement, les ténors également par les altos, etc. Le chœur est donc contraint de travailler par section, comme le fait l’orchestre. »

Changement total d’univers à l’Église Saint-Roch où s’élèveront les harmonies tant de la Renaissance (avec le légendaire Spem in alium à 40 voix réelles de Thomas Tallis) que celles de notre époque contemporaine (John Tavener et Arvo Pärt notamment) : « Le programme est presque entièrement a cappella et il est conçu pour que les chanteurs déambulent autour du public – une sorte de musique immersive, si l’on peut dire. Nous abordons une musique sacrée, magnifique, assez lente et presque toujours sans instrument. De ce fait, nous portons une attention particulière à la fusion des timbres, la balance dynamique entre les voix et bien sûr l’intonation, la justesse. Naturellement, les chanteurs me regardent mais il est encore plus crucial qu’ils s’écoutent les uns les autres, pour être sûr qu’ils font bien la même chose. Ils doivent garder les oreilles grandes ouvertes durant tout le concert. Tenebrae s’est un peu spécialisé dans ce type d’interprétation et nous le proposons systématiquement dès que le lieu s’y prête. Souvent, il s’agit d’édifices sombres avec une atmosphère d’église dans lesquelles les chanteurs ne peuvent pas me voir, et sont séparés par 10 ou 15 mètres de distances. Nous avons une grande expérience de ces défis et j’attends avec impatience le concert à Saint-Roch, qui est un monument merveilleux. »

Puissance mais précision

La confiance manifeste que Nigel Short accorde à ses chanteurs résulte d’un travail acharné, entamé il y a maintenant 25 ans (Tenebrae fêtera cet anniversaire emblématique durant la saison 2026/2027 avec des concerts qui s’annoncent spectaculaires) : « Quand j’ai créé Tenebrae en 2001, j’étais membre des King’s Singers – j’y suis resté sept ans – et le groupe était composé, comme on le sait, de six chanteurs. J’aimais l’extrême précision de l’ensemble mais je pense que ce qui me manquait, c’était le simple impact émotionnel que l’on reçoit d’un effectif plus nombreux. J’avais auparavant chanté dans des chœurs tels que The Sixteen ou The Tallis Scholars et j’ai ressenti le désir de retrouver cette puissance tout en gardant le niveau de précision des King’s Singers. Mais la plupart du temps, quand un chœur chante avec beaucoup de puissance, la précision et l’intonation passent en partie par la fenêtre. En d’autres termes, je voulais le beurre et l’argent du beurre. »

Si Nigel Short s’insurge contre certains lieux communs (ne lui parlez pas de l’hégémonie des formations anglaises, sa réponse ne tarde guère : « Mais vous avez des chœurs fantastiques en France »), il demeure néanmoins un témoin privilégié de la pratique chorale outre-Manche : « Selon moi, les principales qualités des chœurs anglais résident dans la pureté et la légèreté de leur sonorité. Cette caractéristique plonge ses racines dans le fait que nous avons presque tous chanté dans les chœurs des collèges où nous avons passé les cinq années de notre scolarité, de l’âge de 8 ans à celui de 13 ans. Comme enfants, nous chantions avec une pureté qui reste dans la voix une fois adulte, parce que, instinctivement, nous essayons de retrouver ce son très clair. Les chœurs de nos cathédrales possèdent tous un son très fort dans les pupitres aigus : vous avez 16 garçons sopranos (les « treble »), mais seulement quatre altos, quatre ténors et quatre basses. De ce fait, les lignes supérieurs sont toujours prédominantes dans un chœur anglais. Or, je n’aime pas vraiment cela. »

Sans renier en rien cet héritage illustre, Nigel Short a tracé un chemin éminemment personnel dans sa quête musicale : « Avec Tenebrae, j’ai tenté l’inverse, en prenant un peu pour modèle The King’s Singers : un son pyramidal avec un pupitre de basses puissant servant de fondation, sur laquelle les autres voix viennent se poser, de sorte qu’on puisse tout entendre chaque détail d’un accord. Quand un chœur veut chanter avec une bonne intonation, il est essentiel que l’on s’accorde de bas en haut, et non l’inverse. De cette façon, le son est bien mieux projeté. En 25 ans d’existence de Tenebrae, on me pose de manière récurrente cette question : comment, avec votre effectif somme toute réduit, vous obtenez une telle puissance ? Tout vient de la balance entre les voix et de leur intonation. Avec une bonne intonation, on crée des harmoniques qui propagent dans l’air, pourrait-on dire, quelque chose d’électrisant. » 

Dépositaire d’un art

À l’image des King’s Singers et certainement fort des capacités hors norme de Tenebrae, Nigel Short œuvre sans relâche pour faire vivre la musique chorale. Malgré le prestige du Spem in alium, le cœur battant du concert de Saint-Roch sera peut-être une sublime partition de Sir John Tavener, disparu en 2013 et sans doute la principale figure, avec Arvo Pärt, de cette néo-simplicité si saisissante dans le répertoire sacré : « Mother and Child est une commande faite par Tenebrae à John Tavener en 2003. Il s’agit une pièce relativement longue, plus de 12 minutes, sur un poème de Brian Keeble. Comme pour beaucoup d’œuvres de ce compositeur, le tempo est lent, avec 60 battements par minute, ce qui correspond au rythme du cœur humain. En revanche, l’étendue dynamique est extrêmement large, avec des parties de basse descendant dans un registre grave similaires à ce qu’on entend dans les Vêpres de Rachmaninov. Dans certains passages, le chœur doit chanter aussi fort et aussi haut que possible, c’est absolument magnifique de dramatisme, de théâtralité. Et il faut une intonation absolument parfaite dès le début. »

La création procède, chez Nigel Short, aussi bien d’une inclinaison musicale que d’un sens admirable du devoir : « J’ai des goûts très éclectiques en musique : j’aime le répertoire médiéval, la Renaissance, le baroque, le romantique, et j’en passe. Surtout, si nous chantons toujours les mêmes œuvres – auxquelles je suis, au demeurant, profondément attaché parce qu’elles sont merveilleuses –, sans l’attrait d’une musique nouvelle écrite par des compositeurs nouveaux, nous allons perdre beaucoup d’auditeurs, notamment les jeunes gens. Et cela vaut également pour nos futurs chanteurs. Nous, artistes, sommes les dépositaires de notre art et nous ne serons pas là éternellement. Il est de notre devoir de faire vivre notre musique pour le transmettre à la prochaine génération qui a besoin de disposer, elle aussi, d’un répertoire nouveau. »

Gageons que l’incroyable perfection de Tenebrae (qui avait estomaqué les mélomanes parisiens lors du Festival de Paris en 2016) suscitera maintes vocations.

 

Yutha Tep - publié le 01/10/25

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