Thierry Escaich Un Te Deum pour Notre-Dame

On connaît la prestigieuse tradition des grands organistes-compositeurs français : Thierry Escaich la perpétue brillamment, maniant avec éclat le « roi des instruments » aux quatre coins du monde, créant un catalogue d’œuvres à la formidable ouverture esthétique. À la Cathédrale Notre-Dame de Paris, où il est l’un des titulaires du Grand Orgue depuis décembre 2024, il veillera sur la création mondiale d’un Te Deum qui fera certainement date.
Lors de la rencontre dont découle cet article, Thierry Escaich revendiqua, avec humour, une frénésie musicale digne de celle d’un Donizetti ou Rossini parcourant toute l’Europe pour superviser les premières de leurs opéras : « J’ai choisi cette vie, je ne m’en cache pas et tout le monde connaît cette boulimie qui peut sembler invraisemblable. Le mois dernier, j’ai joué la Symphonie avec orgue de Saint-Saëns avec le Philharmonique de Liège, je viens de participer à la création française de mon Double concerto pour violon et hautbois avec l’Orchestre de Paris à la Philharmonie où d’ailleurs j’ai improvisé à l’orgue pour accompagner le film de Rupert Julian Le Fantôme de l’Opéra. Je pars dans quelques heures pour jouer en Corée et dès mon retour, je jouerai d’autres concerts, sans oublier mes obligations d’organiste à Notre-Dame. »
La scène occupe manifestement une place fondamentale dans la psyché de Thierry Escaich : « J’ai besoin d’être sur scène moi-même, y compris dans d’autres types de musique, avec par exemple des jazzmen tels que Richard Galliano, avec qui j’ai fait beaucoup de concerts. J’ai tout autant besoin de contact avec le sacré, à travers les messes auxquelles je prends part. J’ai fait cela à l’église Saint-Étienne-du-Mont pendant de nombreuses années et maintenant à Notre-Dame. »
Notre rencontre eut pour cadre le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où il enseigne la composition et l’improvisation : « Il est important pour moi de garder le contact avec la transmission. Je pourrais très bien vivre de mes seules compositions, sans difficulté, ou de mes concerts, mais cette dimension m’est essentielle. Néanmoins, la composition s’inscrit au centre de ma vie, elle est la synthèse de toutes mes activités. »
Le 12 juin prochain, Notre-Dame de Paris ressuscitée après le terrible incendie de 2019 résonnera des alchimies sonores d’un Te Deum ô combien légitime : « Musique Sacrée à Notre-Dame m’a demandé ce Te Deum, d’emblée destiné à un orchestre et un chœur. Pour tout avouer, cela m’a un peu effrayé au départ. Vingt ans auparavant, j’avais certes composé Le Dernier Évangile, sur un très beau texte de Nathalie Nabert, une paraphrase de l’Évangile de Saint Jean qui récapitulait l’histoire du christianisme. Comme toutes les passions, le texte était en lui-même d’une grande richesse. Il en est autrement du Te Deum : c’est un texte de louanges qui fête une grande occasion, privilégié par la royauté ou même Napoléon, qui a commandé des Te Deum, et je me sentais un peu écrasé par ce côté grandiose. Il me fallait ici écrire une pièce de louanges et je n’allais certainement pas composer une immense fugue d’une quarantaine de minutes. Il fallait aussi se distinguer des partitions de Lully et Charpentier, comme de celle de Berlioz. »
L’exercice imposait ses propres règles, que Thierry Escaich acceptait volontiers mais qu’il souhaitait marquer à sa manière : « Il me semblait évident de conserver la lumière, la louange et l’aspect majestueux du texte que j’ai soigneusement analysé. J’ai conservé toutes les références aux anges mais il y a aussi des passages plus sombres, des aspérités telles que par exemple les mots "Miserere nobis" ou même "Kyrie eleison", qui marquent une demande insistante, une supplique. Le texte du Te Deum constituera donc le fil conducteur de la partition. En outre, j’utilise l’hymne grégorien en latin qui est chanté un peu partout dans le monde et que reconnaîtront les gens qui pratiquent. »
Il était bien sûr impossible d’effacer le cadre historique de cette création : « Il ne s’agissait pas d’un simple chant de louange, c’était une célébration de la résurrection de Notre-Dame de Paris. Au moment où m’a été faite la commande, j’ai demandé à rencontrer l’archevêque de Paris, qui s’intéressait à ma musique, notamment Le Dernier Évangile, et avec qui j’avais discuté du sacré quelques années auparavant. Il m’a suggéré de circonstancier mon Te Deum, d’y intégrer des événements et des personnages faisant partie de l’histoire de la cathédrale. J’ai trouvé cette idée extrêmement intéressante. J’ai alors pris la décision de citer, par exemple, Frédéric Ozanam, dont les Conférences de Carême de Notre-Dame ont rencontré un grand succès dans les années 1830. »
La littérature, pour Thierry Escaich une passion sans borne, forme l’une des pierres angulaires de son Te Deum. Aux côtés de Nathalie Nabert, dont il aime tant la plume et avec qui il a élaboré le livret de la nouvelle partition, le compositeur a convoqué d’autres égides illustres. Il y a bien sûr la Bible : « J’ai échangé avec le théologien et philosophe Fabrice Hadjaj, qui m’a parlé du Livre de Daniel dans l’Ancien Testament et plus particulièrement du Cantique des Trois Enfants dans la fournaise. Ce texte constitue le point central du deuxième mouvement de ma partition, dont le titre est "Anges de Lumière". Mais j’ai souhaité que soient également évoqués des personnages ayant participé non seulement au culte de Notre-Dame mais aussi à sa culture qui s’est édifiée autour d’elle. Et l’on ne peut pas imaginer Victor Hugo sans Notre-Dame, et vice versa. Je connais intimement toute son œuvre qui était certes anticlérical mais dont toute la production est profondément empreinte de christianisme. J’ai donc "demandé" à Hugo certaines de ses phrases, il est présent dans les quatre mouvements de mon Te Deum par sa poésie – La Légende des Siècles ou Les Contemplations – mais aussi les personnages de son roman. Par exemple, des voix un peu spectrales interpellent Quasimodo ou Esmeralda » Outre Hugo, ont été conviés des auteurs aussi importants que Dante, Pascal ou Charles Péguy en un tissage d’une étourdissante diversité. Les quatre parties de ce Te Deum répondent à des titres éloquents : « Nuit de feu » (référence à Pascal), « Anges de Lumière » (le Livre de Daniel), « Le Vaisseau marial » (c’est évidemment la Cathédrale en majesté) et, enfin, « La Flamme percera » (une citation de Charles Péguy et de son livre Le porche du mystère de la deuxième vertu).
On devine la trajectoire poétique dessinée par Thierry Escaich : « J’ai voulu ce Te Deum comme un cheminement du feu destructeur, celui de l’incendie, à un feu rédempteur, qui éclaire mais ne consume pas, tel celui du brasier ardent de Moïse dans le Livre de l’Exode de l’Ancien Testament. Le texte de Péguy ouvre vers l’espérance et j’ai voulu qu’à la toute fin, une voix seule – il n’y aura pas de soliste à proprement parler dans ma pièce –, une voix d’enfant, apporte une conclusion intime, après le grand fracas et la dimension grandiose, monumentale, de tout ce qui a précédé. »
On ne peut entrer dans les détails d’une partition qui, soyons-en sûrs, portera une richesse prodigieuse, de la solennité de l’hymne grégorien et des arborescences sonores que Thierry Escaich lui confère, à une modernité pleinement assumée, avec l’élan vital propre au compositeur (des séquences marquées par « un côté rythmique, presque jazz ») et une conscience aiguë des contingences propres à un édifice aussi complexe que la Cathédrale Notre-Dame de Paris (« Il y aura une spatialisation », souligne-t-il).
Pour cette création tant attendue, il pourra compter sur des formations de première force : la Maîtrise de Notre-Dame de Paris (Henri Chalet aura à cœur de l’emmener vers les cimes de ce Te Deum), fort naturellement, mais aussi le NFM Choir Wroclaw (dont le directeur musical n’est autre que Lionel Sow) et l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort, où le compositeur est en résidence. Ces forces musicales exceptionnelles seront placées sous la baguette illustre d’Alain Altinoglu, un de nos grands chefs français. À tout seigneur tout honneur : Thierry Escaich improvisera à trois reprises pour apporter aux mouvements de sa partition un lien organique. Sans toutefois « voler la vedette » aux chœurs et à l’orchestre : « Je veux que ces improvisations soient un commentaire de ce qui est écrit, qu’elles relient mais apportent quelque chose de neuf, avec un matériau thématique probablement tiré de celui des mouvements et du Te Deum grégorien. »
Yutha Tep - publié le 02/06/25