Gershwin Un Américain à Paris
Conciliant jazz et musique « sérieuse », An American in Aaris emprunte également à Delius et aux impressionnistes français. Sentimentale mais nuancée d’ironie, cette œuvre datée garde le charme suranné d’un ancien dépliant touristique.
Vers 1920, les musiciens américains étaient encore à la recherche d’une identité nationale spécifique. Les uns s’efforçaient d’être « américains » en cherchant leur inspiration dans les chants populaires des Indiens, d’autres empruntaient aux « spirituals », d’autres encore à la musique populaire anglo-américaine ou aux chansons de cow-boy du Far-West. En réalité, le style américain authentique devait résulter d’une synthèse entre la tradition symphonique européenne, et la tradition populaire née de l’extension des villes, ces chansons à succès qui faisaient la fortune des cabarets et des cafés-concerts de Broadway et qui devaient une part de leur exotisme au folklore afro-américain – en particulier à ce jazz dont les rythmes envoûtants avaient récemment surgi des faubourgs des cités industrielles. De même que la nation américaine, la musique américaine serait un « melting-pot » résultant de la fusion et du « métissage » de matériaux disparates.
En quête d’un modèle américain
Louis Gruenberg, Ferde Grofé et quelques autres donnèrent le coup d’envoi de cette transition de Tin-Pan-Alley vers Carnegie Hall, mais en matière de « jazz symphonique », la palme revint à George Gershwin, sans aucun doute encore aujourd’hui le plus grand génie musical auquel les États-Unis aient donné naissance. En 1933, pour le livre d’Henry Cowell American Composers on American Music, Gershwin fit la déclaration suivante : « Je considère le jazz comme une musique populaire américaine ; non la seule, mais bien celle qui fait partie de l’âme du peuple américain plus profondément que tout autre genre de musique. Je crois qu’elle peut servir de base à des œuvres symphoniques sérieuses et de valeur durable, entre les mains d’un compositeur dont le talent s’adapte à la fois au jazz et à la musique symphonique. » Au moment où il émit cette opinion, Gershwin avait à son actif la Rhapsody in Blue, le Concerto en Fa, An American in Paris et la Second Rhapsody, toutes œuvres qui ont rapidement et durablement acquis, au disque et au concert, un immense succès et qui représentent le symbole de la musique américaine et le modèle le plus achevé du jazz symphonique. Bientôt viendrait l’opéra Porgy and Bess, son chef-d’œuvre absolu et le plus remarquable ouvrage lyrique jamais sorti des mains d’un Américain. Il n’est pas étonnant que cet homme génial ait été si réceptif à la musique des Noirs américain, car il était lui aussi un déraciné dont la famille avait trouvé Outre-Atlantique une nouvelle patrie.
De Broadway à Carnegie Hall
Il était né à Brooklyn dans une pauvre famille juive russe venue peu de temps auparavant de Saint-Pétersbourg. Ses jeunes années se passèrent surtout à traîner dans les rues, en patins à roulettes et en faisant les quatre cent coups, et ce n’est qu’à l’âge de 10 ans que le déclic se produisit lorsqu’il entendit son camarade de classe Maxie Rosenzweig donner un récital de violon. Il montra dès lors des dons stupéfiants. Essentiellement autodidacte, il avait déjà écrit sa première chanson populaire à 14 ans, et à 20 ans, sa première comédie musicale. Quelques opérettes (Lady Be Good) et de la musique pour les revues lui assuraient vers 1920 une certaine réputation sur Broadway. C’est alors que le chef d’orchestre Paul Whiteman, qui récoltait de grands succès avec ses arrangements orchestraux d’airs à la mode, décida de donner un concert à l’Aeolian Hall de New York sous le titre pompeux d’Experiment in Modern Music, et commanda à Gershwin un morceau combinant des éléments de jazz à de la musique symphonique. Encore pourvu d’un métier d’orchestrateur sommaire, le jeune homme compléta en trois semaines la partition à deux pianos de la Rhapsody in Blue, l’orchestration du second piano étant confiée à Ferde Grofé. La création triomphale par Paul Whiteman et son orchestre, avec Gershwin en soliste, le 12 février 1924, ouvrit au pourvoyeur de Tin-Pan-Alley la carrière de compositeur de musique « sérieuse ». Il concilia dès lors la composition de musique légère ou, plus tard, de musique de film, avec celle d’œuvres symphoniques. Il travailla d’arrache-pied les traités de composition et d’orchestration, et chacune de ses œuvres symphoniques ultérieures montre une avancée sensible par rapport à la précédente dans la maîtrise technique : ainsi du concerto pour piano en fa (1925), qu’il orchestra cette fois lui-même et qui gagna les suffrages de savants musiciens tels que Maurice Ravel ou l’Anglais John Ireland. De multiples influences se mêlent dans sa musique : en dehors du jazz, de la musique des Noirs et du style klezmer des Juifs américains, l’apport de Tchaïkovski et des Russes se perçoit dans les longues et sentimentales cantilènes de ses mouvements lents. Enfin, il montra toujours beaucoup de subtilité et d’élégance dans ses harmonies, qui s’inspirent des Impressionnistes français et surtout de Delius (lui aussi autodidacte, marqué par la musique des Noirs américains et qui avait achevé dès 1897 un opéra « noir », Koanga, anticipant Porgy and Bess de 40 ans). Malgré cette diversité, le style de Gershwin est très personnel et se reconnaît dès les premières mesures.
Un jazz impressionniste
Le poème symphonique An American in Paris en est particulièrement représentatif et montre, plus que toute autre œuvre, les affinités de l’auteur avec l’impressionnisme. C’est en effet une aura de rêves qui entoure et transfigure ce célèbre dépliant touristique consacré à la ville lumière. La cité s’y dessine au fil d’une succession kaléidoscopique de vues fermement tracées mais presque insaisissables dans leur fugacité ; la profusion de couleurs éclatantes créant, paradoxalement, un effet irréel. Dans le passage qui précède le magnifique blues central (« Andante ma con ritmo deciso »), le souvenir des thèmes antérieurs revient dans une torpeur engourdie et somnolente, au travers d’un voile de bitonalité, et accentue le sentiment d’une pause dans cette séquence d’images oniriques. Rappelons que lorsque la partition fut adaptée pour les besoins d’un ballet filmé éponyme (avec Gene Kelly), le décor s’inspirait des peintres postimpressionnistes – Utrillo, le Douanier Rousseau, Toulouse-Lautrec et Dufy – à l’exception de la séquence dansée sur cet épisode statique, au cours de laquelle l’arrière-plan renvoyait à Manet et à Monet. Des nuances de bleu pastel dominaient alors, avec pour seule tache vive du rouge rosé, et créaient une ambiance très « Nymphéas ». Tout au long du film, couleur et musique se mêlaient intimement en une envoûtante intrication, dans une exacte complémentarité répondant à de subtiles correspondances, et soulignant ainsi la parenté avec le grand nocturne orchestral impressionniste de Delius, Paris, A Song of a Great City, dont le « thème d’amour » central s’était lui aussi paré, dès 1899, de prémonitoires intonations « blues »…
Michel Fleury