Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Richard Strauss Salomé

Richard Strauss
Maître incontesté du poème symphonique et de l’opéra, Richard Strauss a dominé la scène musicale de son temps.
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Strauss a transcendé la pièce compassée de Wilde en l’immergeant dans une coulée de lave sonore incandescente et en faisant ainsi un sommet absolu de l’art décadent.

Rêveuse et équivoque Belle dame sans merci « accoudée aux balcons des cieux », saphique et gloutonne Carmilla, équivoque Princesse Lointaine, sulfureuse Mata-Hari : le mythe de la femme fatale, démoniaque ensorceleuse dissimulant ses ténébreux desseins sous d’angéliques abords, se dessine déjà à l’époque romantique pour triompher dans la littérature décadente et la peinture symboliste de la fin du xixe siècle.

L’ARCHÉTYPE DE LA FEMME FATALE

L’épisode biblique de la décapitation de Jochanaan pour satisfaire les exigences de Salomé, belle-fille d’Hérode, tétrarque de Judée, possédait tous les attributs pour devenir un motif culte de l’art fin de siècle. En littérature, l’initiateur avait été Heinrich Heine, dont l’approche ironique et provocatrice (Atta Troll, 1842) anticipe sur Mallarmé (Fragment d’une étude scénique ancienne d’un poème d’Hérodiade, 1869) et sur Flaubert (Herodias, 1877). En 1876, Gustave Moreau expose ses troublantes et sensuelles peintures Salomé dansant devant Hérode et L’Apparition. L’opéra Hérodiade de Massenet fait scandale (1881). Oscar Wilde tenta en vain de faire jouer à Paris sa pièce Salomé (censurée à Londres), dont le rôle-titre devait être incarné par Sarah Bernardt, elle-même prototype affiché d’enjôleuse et redoutable « femme-serpent », libérée et dominatrice. Autant que la femme-serpent du roman Le Repère du Vert Blanc de Bram Stoker, l’héroïne de Wilde porte en elle sa propre perte : son tragique destin put enfin prendre corps sur la scène du Kleines Theater de Max Reinhardt à Berlin, cette représentation impressionnant Strauss au point qu’il décida de composer un opéra d’après la pièce de Wilde. La création triomphale de cet opéra à Dresde (1905) ne suscita pas le scandale ; pour la représentation à Berlin, Guillaume II exigea des éléments optimistes dans le dénouement : l’étoile du matin devait apparaître dans le ciel pour annoncer la venue des Rois mages…Deux ans après, Florent Schmitt, lui aussi prodigue d’exotiques et voluptueuses orgies sonores, allait mettre en musique la sanglante et tragique parabole dans sa Tragédie de Salomé.

L’intrigue se déroule sur une terrasse du palais d’Hérode, sous la troublante clarté de la lune. Subjuguée par le prophète Jochanaan, Salomé, fille d’Hérodiade, épouse d’Hérode, utilise ses charmes pour que le jeune capitaine des gardes Narraboth, follement épris d’elle, le fasse sortir de la citerne où il est retenu prisonnier. Repoussant ses avances obscènes et stigmatisant les crimes et l’immoralité de sa famille, le prophète est remis en prison par la princesse, dont la frénésie lubrique est attisée par ce refus. Narraboth se suicide au vu de l’âme pervertie de la jeune femme. Hérode et Herodiade, attirés par le bruit, font irruption. Obsédé par sa belle-fille, Hérode lui demande de danser. Elle accepte à la condition que le tétrarque lui accorde ce qu’elle voudra comme récompense. Ainsi, au terme de la Danse des sept voiles, réclame-telle que la tête du prophète lui soit apportée sur un plateau. Au paroxysme d’un érotisme nécrophile, elle la couvre alors de monstrueux baisers, avant de mourir, tuée sur l’ordre du tétrarque horrifié.

UNE MUSIQUE AUSSI SULFUREUSE QUE L’ARGUMENT

Cette sulfureuse et sanglante « Mort d’amour » avait tout pour captiver un compositeur épris de couleur exotique et de violence dramatique, parvenu par ailleurs au fait des ressources orchestrales et harmoniques de son temps au fil de prestigieux poèmes symphoniques dont le dernier en date, Heldenleben, suffisait à résumer toutes les conquêtes les plus hardies et les plus brillantes de la science de l’écriture. Il fallait un « héros » tel que Strauss pour conférer au texte déclamatoire de Wilde la puissance dramatique irrésistible sous-entendue plus que traduite par les vers. Assurément, le Maître allemand a fait bien plus que de « mettre en musique » son sujet (comme Massenet avait pu le faire en son excellente Hérodiade, centrée quant à elle sur la mère de Salomé, créature aussi perverse et malfaisante que sa fille) : il a su extraire du prétexte assez formel de Wilde une véritable psychanalyse purement musicale de l’hystérie et de l’érotisme (un exploit qu’il renouvèlerait bientôt dans Elektra). Strauss ne possédait pas seulement d’extraordinaires moyens musicaux, il était aussi un psychologue d’une stature toute « viennoise », ce qui lui permit de retremper la trame compassée de Wilde en l’immergeant dans une coulée de lave musicale incandescente, d’une exceptionnelle portée psychique et même philosophique. Dans Salomé, c’est la musique qui porte l’intrigue et les situations psychologiques, et non pas le texte (ce qui n’est pas le cas dans Pelléas où Debussy et Maeterlinck collaborent à hauteur égale) : comme dans son Heldenleben ou dans Don Quichotte, Strauss a composé une musique psychologique suivant de très près les fluctuations de l’intrigue, mais explicitant, en quelque sorte, ce qui n’était que maladroitement suggéré par le texte ampoulé : d’où des allusions, des associations d’idées ou même des introspections presque psychanalytiques d’ordre purement musical, qui vont beaucoup plus loin que le texte et lui font en quelque sorte prendre corps. Comme l’a très justement écrit Claude Rostand : « Strauss va beaucoup plus loin que Wagner dans la technique du théâtre musical : il s’empare du sujet et du prétexte formel et littéraire qui lui est fourni ; il les digère complètement et crée une trame dramatico-musicale qui est suffisante et totale en elle-même. » Le précédent des poèmes symphoniques, à la fois psychologiques, descriptifs , dramatiques et même philosophiques (Zarathustra, Heldenleben) constituait un acquis inappréciable : Strauss a porté à la scène l’extraordinaire appareil « total » qu’il avait mis au point dans ses œuvres symphoniques, et la prédilection pour une couleur fastueuse fut décisive pour relever cette scène de psychanalyse appliquée du somptueux cadre oriental qu’elle réclamait : cette orgie sonore ne sera pas perdue pour Schreker (Die Gezeichneten), Korngold (Die Tote Stadt) ou Alfano (Sakuntala) – il reste que Strauss est son initiateur, et nul avant lui n’avait irradié la scène d’une plus somptueuse synthèse de polytonalité, d’accords impressionnistes ou de dissonances expressionnistes. Sans doute le terme de réalisme romantique est-il celui qui reste le plus approprié devant ce déluge sonore : il est à peine besoin de regarder la scène pour être au fait des péripéties, des somptueux reflets de pierreries et des débauches de tapisseries orientales ou de porphyres du palais de Hérode. Les excès maintes fois dénoncés de Salomé sont précisément ce qui nous en rend la partition si chère : plus que tout autre, elle réalise ce vœu du poète que l’art des sons se substitue à la parole pour exprimer, avec une égale précision, tout ce que philosophie et psychologie peuvent recéler de plus inexprimable et de plus secret.

 Michel Fleury

 

Repères

  • 1864

    naissance le 11 juin à Munich
  • 1886

    Kapellmeister de l’Opéra de la Cour de Munich
  • 1888

    Don Juan, poème symphonique
  • 1889

    Mort et transfiguration, poème symphonique
  • 1894

    mariage avec la cantatrice Pauline de Ahna
  • 1896

    Ainsi parlait Zarathustra, poème symphonique
  • 1898

    Une Vie de héros, poème symphonique
  • 1905

    Salomé créé triomphalement à Dresde
  • 1908

    Elektra
  • 1911

    création du Chevalier à la rose à Dresde
  • 1915

    Symphonie alpestre
  • 1916

    Ariane à Naxos
  • 1919

    directeur de l’Opéra de Vienne
  • 1927

    Hélène d’Egypte
  • 1932

    Arabella
  • 1934

    La Femme silencieuse
  • 1936

    Jour de paix
  • 1937

    Daphné
  • 1945

    fuit l’Allemagne pour la Suisse
  • 1948

    Quatre derniers lieder
  • 1949

    mort le 8 septembre à Garmisch-Partenkirchen

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