Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Chostakovitch Symphonie n° 11

Chostakovitch
Compositeur phare de la Russie soviétique, Chostakovitch a su rester lui-même malgré les contraintes et les brimades qu'il a subies.
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Chostakovitch a composé la onzième de ses quinze symphonies en 1957. Cette vaste fresque d'une grande force dramatique évoque les évènements de 1905 en Russie et, au-delà, l'oppression des peuples à travers l'histoire.

En 1956, Dimitri Chostakovitch a cinquante ans. Il a déjà à son actif dix symphonies, deux opéras, deux concertos, cinq quatuors à cordes et d'autres œuvres de musique de chambre, des pièces pour piano... Il bénéficie alors d'un relatif retour en grâce auprès du régime soviétique qui, depuis des années, n'a cessé de souffler le chaud et le froid sur ses créations.

Vingt ans auparavant, en janvier 1936, son opéra Lady Macbeth de Mzensk, qui triomphait sur scène depuis deux ans, est retiré de l'affiche. À la suite d'une représentation à laquelle assistait Staline en personne, la Pravda a publié un article au vitriol où l'opéra est qualifié de « chaos ». Effondré, Chostakovitch vit plusieurs mois dans la hantise d'une arrestation imminente, tout en continuant à composer : sa Cinquième symphonie est créée l'année suivante.

Après la guerre, il est victime de la reprise en main par le Parti de la vie artistique et culturelle en Union Soviétique. En 1948, il est classé, aux côtés de Prokofiev et Khatchatourian, comme compositeur « antinational et formaliste ». Ses œuvres désertent de nouveau les salles de concert. 

C'est seulement en 1953, après la mort de Staline, que s'amorce un relatif dégel. Cette année voit la création de deux de ses quatuors à cordes, les quatrième et cinquième, et de la Dixième symphonie, qui suscite encore de vives controverses mais marque le retour du compositeur en haut de l'affiche. Son concerto pour violon, dans les tiroirs depuis 1948, est créé deux ans après, avec David Oistrakh. 

Ces satisfactions pour le musicien sont assombries par des évènements douloureux dans sa vie personnelle : il perd sa première femme fin 1954 et sa mère l'année suivante. 

Une grande fresque historique

Mais en 1956, Chostakovitch décide de composer une nouvelle symphonie sur le thème de la première révolution de 1905, marquée en particulier par le Dimanche rouge du 9 janvier, où les troupes du tsar tirèrent sur la foule. La première audition a lieu le 30 octobre 1957 à Moscou. Elle suscite d'emblée un enthousiasme général.

Si cette œuvre d'envergure, qui dure une heure, comporte quatre mouvements, sa structure ne ressemble guère à celle d'une symphonie traditionnelle. Elle s'apparente plutôt à un vaste poème symphonique, ou encore à la grandiose musique d'un film historique imaginaire. Elle présente la particularité d'utiliser les mélodies de plusieurs chants populaires et révolutionnaires, aux côtés de thèmes du compositeur. 

Les quatre tableaux s'enchaînent sans interruption, en suivant de près le programme.

Le premier, la Place du Palais, est un adagio statique où les cordes aigües distantes créent une atmosphère glaciale. Des appels lointains de trompettes et de cors, soutenus par des motifs menaçants des timbales, donnent de la profondeur au paysage sonore et ajoutent à la tension.

Le deuxième tableau, le 9 janvier, comprend deux sections. La première décrit l'avancée de la foule. Elle mêle les thèmes de deux mélodies, l'une de Chostakovitch lui-même, dans ses Dix Poèmes pour chœur de 1951, « Ô toi, notre Tsar, petit père, regarde autour de toi », l'autre du chant Découvrez vous. La foule semble devenir de plus en plus agitée, mais tout se fige au son aigu des flûtes et des piccolos, soulignés par un appel de trompette reprenant celui de l'adagio.

La seconde section figure l'arrivée menaçante des troupes tsaristes, à grand renfort de percussions et de cuivres, auxquels font écho les thèmes répétitifs implacables des cordes. Elle culmine dans un impressionnant paroxysme, peinture sonore saisissante des scènes de massacre. Le tableau s'achève par une coda glaçante où l'on retrouve les voix des cordes du premier mouvement. 

Le troisième tableau, Mémoire éternelle, est une marche funèbre qui utilise la mélodie du chant révolutionnaire « Vous êtes tombés, victimes d'un combat fatal »

La quatrième partie, Le Tocsin, démarre sur le chant de révolte Enragez, tyrans. Un rythme de marche inexorable s'installe et s'amplifie, soutenu par l'hymne La Varsovienne. Il est suivi d'un Adagio avec une longue mélopée plaintive du cor anglais. La fin de l'œuvre mêle la reprise de la marche et la sonnerie lugubre du Tocsin.

En dépit de son programme explicite, on ne saurait réduire cette symphonie à une œuvre de circonstance, composée dans le seul but de servir la propagande du régime. Aux yeux du compositeur lui-même, elle avait une portée beaucoup plus large. Il a laissé entendre qu'en la composant, il songeait aussi à la répression par les Soviétiques de l'insurrection hongroise en 1956. Il considérait la Onzième comme la plus « Moussorgskienne » de ses symphonies. Sans doute parce que, comme dans les opéras de Moussorgsky, le personnage principal de cette grande fresque symphonique est le peuple, qui doit subir le joug des tyrans quelles que soient les époques. 

Au fond, à l'image de son œuvre entière, cette symphonie reste fidèle à la conception qu'avait Chostakovitch de son art, « l'homme et son œuvre sont liés et expriment une seule vérité, engagée et quotidienne. »

Pierre Verdier

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