Tchaïkovski Symphonies 4, 5 & 6
Les six symphonies de Tchaïkovski, composées de 1866 à 1893, sont les premières symphonies romantiques russes. Dans les trois dernières, marquées par le poids de la fatalité, le compositeur a dépeint les tourments de son univers intérieur et réussi une parfaite osmose entre le drame personnel et la forme musicale.
Célèbre pour ses ballets, ses concertos et ses opéras, Tchaïkovski fut aussi un grand symphoniste.Chez lui, l'orchestre est riche d'invention mélodique, de puissance expressive et de la variété des timbres. Son œuvre orchestrale recouvre des genres multiples : symphonie classique, symphonie à programme, suite, ouverture, poème symphonique, sérénade.
La composition de ses six symphonies s'étale de 1866 à 1893. Les trois premières (1866, 1872, 1875) n'ont aucun lien entre elles et correspondent à des sources d'inspiration et à des esthétiques différentes. Bien qu'espacées dans le temps (1877, 1888 et 1893), les trois dernières sont unies par des idées communes, sinon musicales, du moins psychologiques, et par un contenu programmatique. Le compositeur y a mis en musique ses propres obsessions et son monde intérieur.
Le « fatum », cette force inéluctable
Au moment où il compose sa Quatrième symphonie, Tchaïkovsy parvient à la maturité artistique. Il l'écrit en 1877, parallèlement à son opéra Eugène Onéguine, avec une interruption en été et en automne à la suite de son mariage désastreux. Il l'achève au début de 1878 et la symphonie est créée le 10 février sous la dire ction de Nicolas Rubinstein. Le compositeur s'est longuement expliqué sur la signification de l'œuvre dans une lettre à sa bienfaitrice, Mme Von Meck : « L'introduction est le germe de toute la symphonie, son idée principale. C'est le fatum, cette force inéluctable qui empêche l'aboutissement de l'élan vers le bonheur, qui reste suspendue au-dessus de notre tête et empoisonne constamment et inexorablement notre âme. » Elle est symbolisée par la fanfare de cuivres qui retentit dès le début. Le premier mouvement est construit ensuite sur la combinaison de deux thèmes : le premier exprime, sur un rythme de valse triste, la mélancolie et la résignation ; le second, évoque le rêve-refuge : « Ô joie! Au moins a-t-on vu apparaître en rêve un peu de douceur et de tendresse. » Mais l'angoisse revient, avec la soumission au destin implacable : « Non, ce n'étaient que des rêves et le fatum nous en réveille ». Le deuxième mouvement, doux et mélancolique, évoque « l'état dans lequel on se trouve le soir, lorsqu'on est seul, fatigué après le travail. On est assailli par un essaim de souvenirs. On regrette le passé mais on n'a pas envie de recommencer à vivre. »… L'étonnant scherzo représente des « images insaisissables qui passent dans l'imagination quand on entre dans les premières phases de l'ivresse ». Les cordes y jouent pizzicato, créant un univers impalpable dans lequel le monde extérieur fait soudain irruption : une chanson de rue, puis une marche militaire, seulement « des images incohérentes qui passent dans la tête lorsqu'on s'endort. » Le final s'ouvre vers l'extérieur par une grande fête : « si tu ne trouves aucun motif de joie en toi-même, regarde vivre les autres. » Une chanson populaire russe, puis une danse irrésistible campent la fête avant que ne reviennent les sonneries fatidiques. La conclusion traduit une douce résignation :« Réjouis-toi de la joie des autres. On peut quand même vivre. »
Dix ans séparent la Quatrième symphonie de la Cinquième, composée au printemps et durant l'été 1888 et créée le 5 novembre sous la baguette du compositeur. Entre temps, Tchaïkovski a acquis de la notoriété en Europe occidentale. Au début de l'année, une tournée de trois mois l'a conduit en Allemagne, puis à Prague, à Paris et à Londres, où il a dirigé nombre de ses œuvres. La Cinquième ne comporte pas d'indications programmatiques aussi précises que la Quatrième : seulement quelques notes sur les premières esquisses. Elle n'en est pas moins parcourue d'un bout à l'autre par le thème du destin, exposé dès le début « andante » du premier mouvement, dans le registre grave de la clarinette. Après cette introduction sombre, ce mouvement est construit principalement autour d'un thème aux allures de marche, d’apparence alerte, mais à l'atmosphère inquiétante ; un second motif, plus lyrique, apporte brièvement un peu de lumière. Le thème cyclique retentit à la trompette, peu avant la fin où l'on retrouve l'atmosphère sourde et sombre du début. Le deuxième mouvement est un noble et pathétique Andante, riche d'inspiration mélodique, qui met en valeur les timbres des instruments solistes. Il s'agite progressivement, jusqu'à l'irruption du thème cyclique. Tchaïkovski a fait état de l'opposition entre un thème « consolateur, rayon de lumière » et une réponse « non, point d'espoir ». Le troisième mouvement est une valse, qui semble se dérouler jusqu'au bout sans rappel fatidique, mais le thème du destin revient pourtant aux clarinettes et aux bassons, dans un pianissimo lugubre. Le final se caractérise par l'abondance de son discours musical et ses épisodes contrastés. Le thème cyclique l'ouvre, cette fois en mode majeur sous forme de choral, et revient solennellement peu avant la fin, après un épisode beaucoup plus agité.
Un programme secret
Tchaïkovski mentionne pour la première fois la Sixième symphonie en février 1893, dans une lettre à son cher neveu Bob Davydov, auquel l'œuvre sera dédiée : « L'idée m'est venue de composer une autre symphonie, à programme cette fois-ci, mais dont le programme restera secret pour tout le monde. Mon argument est tout plein de sentiments subjectifs à tel point qu'en songeant à des ébauches, j'ai beaucoup pleuré. Il y aura de nombreuses innovations de forme. Ainsi le final ne sera pas un bruyant allegro, mais un long adagio. » Il se met rapidement au travail, mais la composition est interrompue par des déplacements. La symphonie sera achevée le 19 août, et créée le 26 octobre, sous la direction du compositeur. Quelques jours après, Tchaïkovski meurt du choléra, selon la version officielle.
Le premier mouvement, d'une puissance expressive remarquable, offre une succession d'épisodes fortement contrastés : après une introduction lente et lugubre, une course haletante, des clameurs, un épanchement élégiaque, la citation d'un choral funèbre et au moment de la culmination, la voix du Destin qui éclate dans les implacables sonneries des trombones, enfin un apaisement empreint de tristesse et de résignation. Le deuxième mouvement apporte une fausse détente, sur un rythme de valse à cinq temps, assombrie par une sourde inquiétude. À propos du scherzo, écrit d'un élan continu et scandé à tout l'orchestre, Tchaïkovski a parlé de « marche d'allure triomphale », là où beaucoup ont vu un déchaînement de forces maléfiques ! L'adagio lamentoso final semble ne laisser aucun espoir et traduire une soumission totale au destin. Ses dernières mesures évoquent les battements d'un cœur qui s'arrête, mettant un point final à l'œuvre musicale du compositeur, comme un sépulcre qui se referme.
Pierre Verdier