Nicolaï Medtner les mélodies
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La beauté d’une musique inspirée par des textes sublimes, autant que la perfection de deux interprètes qui lui sont totalement acquis, font de l’écoute de ces mélodies un moment de bonheur total, confinant souvent à l’extase. Est-il téméraire d’affirmer qu’avec la révélation d’un tel monument, Medtner s’impose comme un maître du genre, d’une importance comparable à Schumann ou à Fauré ?
Né quelques années après Scriabine et Rachmaninov, il forme avec ces derniers un trio de pianistes-compositeurs qui ont enrichi la littérature du clavier russe d’un répertoire unique en lui-même, original, exploitant en ses extrêmes limites les possibilités de l’instrument, avec de hautes exigences techniques vis-à-vis de l’interprète. Chacun de ces trois maîtres du grand piano russe s’est forgé un langage musical très personnel, totalement adapté à son monde intérieur, voire à ses aspirations philosophiques, qu’il pouvait ainsi exprimer avec un impact expressif maximum. En 1921, Medtner, suivant en cela l’exemple de Rachmaninov, à qui l’unissait une profonde amitié et une haute estime réciproque, quitta la Russie soviétique dont les conceptions heurtaient la plupart de ses idées. Il partagea d’abord son temps entre l’Allemagne et la France, sans y rencontrer le succès, ni comme interprète, ni comme compositeur. En effet, il tenait en aversion la musique d’avant-garde qui régnait en maître à Paris et à Berlin dans les années 1920, et la critique inféodée à cette dernière ne pouvait que difficilement donner un écho favorable aux œuvres d’un compositeur resté fidèle à l’idéal romantique. En France, il trouva cependant en Marcel Dupré un ardent défenseur. En 1935, il se fixa en Angleterre : il y rencontra un relatif succès (le plus considérable en dehors de la Russie), la critique allant jusqu’à voir dans de ce grand Romantique « la figure de loin la plus intéressante et la plus marquante de la musique russe moderne. » Il suscita notamment l’enthousiasme du maharadjah de Mysore, lui-même excellent pianiste, qui finança l’enregistrement d’une partie de l’œuvre de Medtner (dont les trois concertos pour piano), par le compositeur lui-même ; les mélodies étaient chantées par Elizabeth Schwartzkopf, Tatiana Makushina et Oda Slobodskaya. Après sa mort, sa veuve, Anna Medtner, retourna en Russie et y rapatria les archives de son mari, prélude à une édition critique monumentale dans les années 1960. Le Troisième concerto parut en disque chez Melodiya dans une magistrale version de Tatiana Nicolaïeva, l’Orchestre symphonique de la Radio de l’URSS étant dirigé par Svetlanov (1961). En Occident, ce n’est que dans les années 1990 que s’amorça la redécouverte de Medtner, principalement d’ailleurs au Royaume Uni, et, dans une moindre mesure, en Allemagne, la France restant plus durablement accrochée à ses préjugés à l’encontre d’un musicien abusivement taxé d’anachronisme et souvent tenu, à mauvais escient, comme une pâle copie de Rachmaninov.
Cette réhabilitation s’était jusqu’ici cantonnée à l’immense corpus des œuvres pour piano (à l’exception des trois concertos, des mélodies et de quelques œuvres de musique de chambre avec piano, Medtner est sans doute le seul musicien en dehors de Chopin, Alkan et Walter Niemann à avoir limité son domaine de création au piano.) Avec cette magistrale parution, émerge tout une partie cachée de l’iceberg, et non la moindre : il se peut qu’en réalité, les mélodies constituent l’apport le plus génial de notre musicien. Tout d’abord, l’ampleur de ces compositions et leur force expressive repose sur l’importance sans précédent qu’y tient le piano. L’auteur les désignait volontiers sous le vocable de « duo pour voix et piano ». Loin de se limiter à un accompagnement comme chez Schubert, ou même à un commentaire, comme chez Schumann, Brahms ou Fauré, le piano se voit assigner un rôle aussi essentiel qu’à la voix. D’une texture chargée, volontiers polyphonique, la partie de piano fait preuve, vis-à-vis de l’instrumentiste, d’exigences, en matière de virtuosité, en tous points comparables à celles réclamées par les œuvres pour piano de leur auteur. La conception contrapuntique habituelle à l’auteur domine les relations entre la voix et l’instrument : ces derniers se complètent l’un l’autre en une intrication élaborée ; souvent, même, la ligne de chant est confiée au piano, la partie vocale la décorant alors d’un expressif contrepoint. Medtner a une approche presque instrumentale du chant ; parfois les paroles se prolongent par une vocalise et cette conception instrumentale est d’ailleurs explicitée par les deux œuvres rassemblées sous le numéro d’opus 41, la Sonate-vocalise et la Suite-vocalise, magistrales démonstrations que la voix peut se concevoir comme un instrument, que l’on rapprochera de l’admirable Vocalise de Rachmaninov et du génial Concerto pour soprano colorature et orchestre de Reinhold Glière (un grand musicien romantique contemporain de Rachmaninov et Medtner, resté en Russie après la révolution et devenu l’un des compositeurs les plus emblématiques de la musique soviétique). L’équilibre et la plénitude naturels à la musique de Medtner lui ont évité de tomber dans les excès de Rachmaninov, dans les mélodies duquel la virtuosité trop démonstrative du pianiste écrase parfois la partie vocale. Souvent, un prélude et un épilogue, développés et confiés au piano, servent à créer l’atmosphère et font des mélodies de Medtner de véritables courts poèmes symphoniques. L’extraordinaire plénitude de ces mélodies repose aussi sur une autre complémentarité : celle de la musique et du texte. Loin de traduire de manière anecdotique tel ou tel détail d’un vers, chacune de ces pièces propose une vision d’ensemble du poème, comme un morceau de musique inspiré par les sentiments et les idées que le texte a éveillés chez le musicien. Comme si ce dernier, après l’avoir lu, élaborait à son tour un poème (musical) afin de nous le raconter en musique. La musique ne s’en tient pas à une traduction littérale des mots, elle ajoute aux vers une narration lyrique propre à Medtner. Chacune des mélodies réfracte son texte au travers du prisme de la sensibilité poétique du musicien, poète lui-même aussi, agençant les sons suivant un vaste éventail de sentiments. Entrain chaleureux pour la vie, joie et affirmation de soi, héroïsme, méditation, rêve, candeur et ingénuité, regret et nostalgie, tragique, angoisse devant les gouffres qui s’ouvrent dans l’inconscient : on retrouve dans ces morceaux toute la gamme des émotions humaines parcourue dans les œuvres instrumentales, exprimés avec l’inimitable sincérité et la générosité qui confèrent au message de Medtner son irrésistible impact. Emotions d’autant plus sincères que les textes, d’une grande qualité littéraire et d’une haute philosophie, sont tirés de ses poètes de prédilection. De lointaine ascendance allemande, il était lui-même excellent germaniste et il avait un culte pour le romantisme allemand : une part importante de ces Lieder sont sur des textes allemands, Goethe se taillant la part du lion, mais aussi Heine, Eichendorff et Nietzsche. En ce qui concerne les Russes, la palme revient à Pouchkine dont le sens de l’ironie et du tragique renforcent le caractère russe de son romantisme, mais il montre une prédilection marquée pour deux poètes fascinés par les mystères de l’âme et de la nature, dont leur intuition s’efforce de décrypter les hiéroglyphes, en des textes dont la densité de pensée, la forme recherchée et les assonances raffinées préfigurent le symbolisme : Fyodor Tioutchev (1803-1873) et Afanassi Fet (1820-1892). Les extases impressionnistes de ce dernier devant les beautés de la nature, du monde ou de la bien-aimée correspondent au versant idyllique de l’inspiration medtnérienne tel qu’il s’affirme dans la Sonata Reminiscenza (1920), l’une de ses œuvres le plus célèbres, tandis que le vertige du premier devant le chaos et les remous sommeillant au tréfond des abimes de l’âme ou de la nature au premier abord paisibles éveillent des déchaînements pianistiques et vocaux aussi terrifiants que les effrois glaçants de la grande Sonate du Vent d’hiver. Images et visions s’enchaînent et nous révèlent l’âme de Medtner, en résonance avec celle de chaque écrivain. Des pages aussi intenses qu’Insomnie (Tioutchev), Un sourire éclairerait doucement ton visage (Fet) ou Elégie (Pouchkine) sont certainement sans équivalent dans toute l’Histoire de la mélodie…Leur perfection atteste de la technique d’écriture et de composition d’un maître pour l’essentiel autodidacte. Né avec la science musicale la plus érudite préexistante déjà en lui, Medtner fut totalement accompli dès ses toutes premières œuvres, qui sont déjà des pages de grande maturité, comme la Sonate pour piano op. 5 en fa mineur. Un sens inné de la forme et du contrepoint, une harmonie riche et même souvent somptueuse, dont les enchaînements imprévus démentent l’académisme parfois reproché à l’auteur, des rythmes imaginatifs et complexes enclins aux syncopes, et une texture pianistique à la fois brillante et soigneusement orfévrée se conjuguent pour donner à sa musique une incomparable plénitude sonore. Il s’en dégage une force tranquille, une sérénité et une sincérité explicitées par la judicieuse inclusion dans ce programme de la Sonate Idylle op. 56, la quatorzième et dernière sonate pour piano, qui s’accorde si bien avec les frémissements panthéistes des poèmes lyriques de Fet. Medtner s’impose comme un artisan au sens le plus noble du terme, comme un apôtre de la pure beauté sonore dont la perfection s’enrichit d’idées et de sentiments nobles et élevés, dont la sincérité va droit au cœur. Ce que résume la dédicace que lui fit en 1934 Glazounov, d’une photo de lui-même : « Au ferme défenseur des lois sacrées de l’Art éternel - Au cher Nicolaï Medtner, en souvenir affectueux de mon admiration constante et enthousiaste de son talent et de sa maîtrise sublimes ».
La conception que Medtner avait de la composition dérive de l’idée que se faisaient les Romantiques du rôle du poète, ou, plus généralement, du créateur, et qu’explicite par exemple Victor Hugo dans le célèbre poème des Contemplations intitulé Les Mages. Comme l’expliquent Ekaterina Levental et Frank Peters, dans le livret de présentation, « Medtner se considérait comme un médium, un intermédiaire des vérités éternelles en attente d’être découvertes. Il n’inventait ni ne concevait la moindre chose lui-même. Il croyait fermement dans l’existence autonome de la musique, en tant qu’un canal permettant d’énoncer ces vérités. Il était en même temps un artisan, occupé à parfaire et à affiner la maîtrise de son art. Il ne considérait jamais ses compositions comme une fin en soi, mais seulement comme un exercice au cours de son voyage. » Cette conception se rapproche également de la doctrine symboliste : elle explique les affinités de Medtner avec Fet, avec qui il partageait le don de percevoir la magie du monde, de s’émerveiller d’impressions auxquels de rare élus seuls sont sensibles (tel le Verlaine de La Bonne chanson) dont il éprouvait un sentiment d’extase infini (se reporter par exemple à l’hymne extatique couronnant le Troisième concerto et lui servant de terme logique). De tels moment transcendent la simple et hellénique beauté pour faire incursion dans une catégorie esthétique supérieure, le sublime. Assurément, cette intégrale des mélodies touche plus d’une fois au sublime. Ekaterina Levental et Frank Peters y sont pour quelque chose : ce coffret est un acte de foi en cette conception idéaliste et romantique de l’art. Le vœu le plus sincère de Medtner était d’aller droit au cœur de l’auditeur ; le souhait le plus ardent des interprètes est de nous faire partager ces moments uniques auxquels s’élève son art vocal. Assurément ils y parviennent : fruit d’un travail en profondeur et d’une patiente maturation qui les a conduits à une véritable identification avec le compositeur, et qui permet maintenant à l’auditeur d’entrer en résonance directe avec ses interprètes, et, au travers d’eux, avec l’Idée au sens philosophique du terme, telle qu’elle s’incarne dans l’œuvre du poète et dans celle du musicien. Tout cela avec une technique parfaite, naturelle et sans effort, et servi par les belles ressources vocales d’Ekaterina Levental, généreuses et sonores, déployées en de chaleureux élans, et le vaste éventail de timbres et de nuances de Frank Peters, entre une rondeur moelleuse et feutrée, merveilleusement adaptée aux moments d’idylle, et une puissance et une étincelante virtuosité réservée aux explosions de révolte, de passion ou de désespoir. Avec, en prime, un livret passionnant et documenté, assorti des textes magnifiques : certainement, en matière de musique vocale, la parution discographique la plus importante de ces dernières décennies, par laquelle Medtner se révèle d’emblée l’un des plus grands maîtres de la mélodie, à l’égal de Schumann et de Fauré.
Coffret 5CDs Brilliant Classics 97534 : Intégrale des mélodies (y compris la Sonate - vocalise et la Suite - vocalise op. 41 n°1 et 2 et avec en complément la Sonate - Idylle op. 56) pour piano. Ekaterina Levental (mezzo-soprano), Frank Peters (piano).
Michel Fleury - publié le 01/12/25