Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Leoš Janáček L'Affaire Makropoulos

Leoš Janáček
Par son langage unique et la richesse de son inspiration, le compositeur tchèque Leoš Janáček s'est imposé comme une figure majeure de la musique européenne du début du XXe siècle.
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L'affaire Makropoulos est l'avant-dernier opéra de Janáček. À travers l'incroyable destinée de son héroïne, qui a vécu plus de trois cents ans grâce à un élixir de jeunesse mais a perdu toute faculté d'émotion, il délivre un message paradoxalement optimiste : ce n'est pas la prolongation artificielle de la vie qui peut lui donner un sens, mais au contraire sa brièveté.

Leoš Janáček a atteint sa plénitude en tant que compositeur dans les douze dernières années de sa vie. Stimulé par le succès tardif de son opéra Jenufa, créé en 1904 à Brno, capitale de sa Moravie natale, mais qui a dû attendre douze ans avant d'être enfin représenté à Prague ; transporté par son amour pour la jeune « tzigane » Kamila Stösslova, de trente huit ans sa cadette ; il est porté par un élan créateur irrésistible qui ne le quittera plus. Pendant la décennie suivante, il va composer quatre opéras : Katia Kabanova, d'après la pièce L'Orage d'Alexandre Ostrovski ; La Petite Renarde Rusée ; L'Affaire Makropoulos ; et enfin De la Maison des morts d'après le roman de Dostoïevski.

C'est donc un jeune homme de soixante-dix ans qui décide de mettre en musique la pièce du dramaturge tchèque Karel Čapek. Il écrit lui-même le livret, en condensant le texte de l'auteur. Il achève son ouvrage en décembre 1925. La première a lieu à Brno le 12 décembre 1926 ; l'opéra est représenté à Prague le 1er mars 1928, quelques mois avant la mort du compositeur survenue le 12 août de cette année.

Au centre de cet opéra se trouve la figure grandiose d'Elina Makropoulos, jeune femme à la destinée extraordinaire qui a vécu plus de 300 ans. Elle apparaît au premier acte, qui se déroule dans l'étude d'un notaire, sous les traits d'une célèbre chanteuse d'opéra, Emilia Marty. Elle s'intéresse à une affaire qui dure depuis un siècle : l'héritage du baron Fernand Prus. Celui-ci aurait désigné comme héritier un fils illégitime qu'il eut avec une certaine Eliane McGregor. Le conflit n'est pas tranché entre le descendant de ce fils, Albert Gregor, et celui d'un cousin du baron, Jaroslav Prus. Étrangement, Emilia révèle que le testament se trouve chez Prus ! Le notaire trouve le document, mais Prus demande la preuve que l'aïeul de Gregor est bien le fils du baron Fernand. Emilia promet de la fournir.

Le deuxième acte se situe dans les coulisses de l'opéra, après une représentation où Marty a triomphé. La ronde des admirateurs tourne autour d'elle. Elle dédicace une photo à la jeune Kristina, qui débute dans le chant. Un vieillard sénile, Hauk, croit reconnaître en elle une maîtresse qu'il a eu cinquante ans auparavant, Eugenia Montez. Prus se montre moins complaisant : il laisse entendre que cette McGregor aurait eu de mauvaises mœurs et surtout, révèle que le testament mentionne un certain Ferdinand Makropoulos, né d'une mère prénommée Elina, et qu'il possède aussi une mystérieuse enveloppe cachetée. Le jeune Albert déclare son amour à Emilia mais elle le dédaigne et lui demande d'obtenir du notaire la restitution du document qu'elle lui a adressé. Elle demande ensuite au jeune Janek, fils de Prus, de voler l'enveloppe chez son père mais celui-ci les surprend : il la donnera lui-même ; quand ? cette nuit.

La vie et la mort indissociables

Le troisième acte se déroule dans une chambre d'hôtel. Au matin, Prus reproche à Emilia sa froideur mais, dépité, lui remet les documents qu'elle convoitait. Il apprend que son fils Janek s'est suicidé, ce qui la laisse indifférente. Après une brève apparition du vieux Hauk, tous les autres protagonistes entrent. Emilia est accusée de falsification : la dédicace qu'elle a remise à Kristina et le document, censé dater de 1836, qu'elle a transmis au notaire, portent la même signature. Bien plus, tous se rendent compte que les documents portant les initiales E.M. sont de la même écriture. Acculée, Emilia avoue l'incroyable vérité : son véritable nom est Elina Makropoulos, elle est âgée de 337 ans ! Son père avait fourni à l'empereur Rodolphe un élixir de jeunesse lui garantissant trois siècles de vie. Mais l'empereur lui avait demandé de l'expérimenter sur sa propre fille, alors agée de seize ans. L'ayant absorbé, celle-ci sombra dans l'inconscience et l'empereur fit emprisonner son alchimiste. Mais elle se rétablit, emporta la formule et vécut trois siècles sous différentes identités, toutes avec les initiales E.M. Elle voulait à tout prix retrouver la formule qu'elle avait laissée à son amant, le baron Prus. Mais en ayant repris possession, elle se rend compte de la vanité d'une existence aussi longue, dans laquelle elle ne trouve plus aucun plaisir : elle ne ressent de l'émotion que lorsqu'elle évoque ses lointaines amours passées. « La vie ne devrait pas être aussi longue ; pour vous, tout a un sens et un prix, pour la simple raison que vous allez bientôt mourir ». Elle remet la formule à Kristina, qui la livre aux flammes.

La musique de cet opéra suit le rythme rapide de la conversation, faite d'un enchaînement de courtes répliques nerveuses. Le chant épouse le rythme et les inflexions du langage parlé, soutenu par un orchestre incisif. Le lyrisme s'épanche seulement dans la grandiose scène finale, où Elina renonce à reprendre l'élixir et délivre le message fort que la vie et la mort sont les deux pôles indissociables d'un même cycle. Dans cet opéra comme dans toute son œuvre, Janáček a été guidé par sa recherche constante de la vérité.

 

Pierre Verdier

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