Beatrice Rana les couleurs du piano
Beatrice Rana illumine le monde pianistique par son jeu gorgé de couleurs méditerranéennes que permet une virtuosité infaillible, mais aussi par une personnalité rayonnante qui transparaît dans chacune de ses interprétations. Rencontre avec un véritable soleil.
Elle aborde tous les compositeurs, toutes les partitions, avec le même et suprême bonheur – et une gourmandise contagieuse. Pourtant, décider de son répertoire constitue une épreuve cruelle pour Beatrice Rana, : « Il est très difficile de choisir parce que les possibilités sont immenses. Il y a tellement de musiques à jouer, ou que nous aimerions jouer, mais il est bien sûr impossible de tout faire à un bon niveau. Pour moi, c’est une tâche très fatigante de décider du répertoire. Il y a pire, un organisateur va me demander un programme deux ans à l’avance. C’est donc une double peine : il me faut non seulement choisir, mais également choisir deux ans à l’avance ! Disons simplement que je choisis la musique dans laquelle je me sens confortable. J’essaie aussi de prendre un compositeur dont je peux approfondir la musique. Par exemple, l’an passé, j’ai ressenti le besoin d'aborder davantage Debussy, mais s’est alors posée la question de savoir quelle œuvre choisir. C’est un parcours qui est toujours long, que je déteste d’un côté, mais que j’adore de l’autre ». Que les debussystes se rassurent, Beatrice Rana a tranché et ils pourront bientôt admirer des lectures miraculeuses.
Donner la parole à Clara Schumann
Àla Philharmonie de Paris, Beatrice Rana vient réparer une injustice, avec le très rare Concerto pour piano de Clara Schumann, pour elle une vieille connaissance : « J’ai toujours été transportée par ce personnage. Nous connaissons tous son mari, Robert, dont je joue si souvent la musique, mais Clara a toujours figuré parmi mes sujets d’études préférés. Depuis que je suis petite, je lis le journal intime des Schumann, journal qu’ils ont commencé un jour après leur mariage et dans lequel ils décrivent notamment leur vie quotidienne. La personne de Clara me faisait rêver parce qu’elle était tellement talentueuse et intelligente, elle avait tant d’intuitions, d’idées, de connaissances également. Elle a été la première femme pianiste à faire carrière. Et elle l'a faite tout en apportant son soutien à son mari dans sa vie de compositeur et en prenant soin de sa famille, c'est incroyable. Si elle avait vécu à notre époque, elle aurait certainement pu accomplir bien plus de choses et pour cette raison, je trouve qu’il est très important de jouer son concerto pour enfin lui donner la parole ».
Derrière le personnage historique, il y a bien sûr la musique : « La partition est pour moi très exigeante car elle était un grand virtuose du piano. Le concerto est très intéressant dans sa structure qui montre que Clara n’était pas une musicienne talentueuse « standard », mais au contraire désirait étudier, explorer les formes. Le concerto comporte trois mouvements tous connectés et le thème du premier mouvement irrigue aussi les deux autres, dans une conception très moderne de la musique. Je reste sans voix de constater qu’elle a écrit tout cela à l'âge de 14 ans ! La chose la plus difficile, ce sera l’équilibre avec l’orchestre, pour qui ce concerto sera un défi. Clara n’avait sans doute pas encore assez d’expérience dans l’écriture orchestrale, et a demandé l’aide de Robert. Par exemple, dans le deuxième mouvement, il y a seulement un violoncelle solo, car la musique de chambre était très importante à cette époque. Mais avec Yannick Nézet-Séguin, tout va parfaitement se passer, c’est une certitude ».
Une éducation du belcanto
Àl'entendre aborder de façon souveraine aussi bien le romantisme allemand, Chopin que Bach ou Ravel, on en oublierait qu'elle est italienne. Existe-t-il une école italienne du piano ? Beatrice Rana le pense mais avoue, avec humilité et humour, la difficulté qu'elle éprouve à la décrire : « Je me sens spécialement italienne quand je suis à l’étranger et que je ne peux pas avoir les pâtes que je veux ! Pour parler plus sérieusement, je ne saurais pas vraiment décrire l’école italienne mais je peux dire que, pour nous pianistes italiens, l’opéra est très important et chanter est un élément fondamental de notre vie. Je viens d’un village du sud de l’Italie dont chaque habitant connaît l’opéra. D’une manière ou d’une autre, j’insuffle dans le piano, dans la salle de concert, cette éducation du chant, du belcanto ».
Elle saisit au bond l'occasion de remettre quelque peu les pendules à l'heure : « Dans les autres pays, quand les gens pensent à l’Italie, ils pensent immédiatement à la créativité, mais pas forcément à la précision. Mais lorsqu’on écoute Michelangeli ou Pollini, on constate une technique parfaite au service de la musique, il y a même une certaine façon scientifique de l’aborder. Ce que j’ai toujours admiré chez ces maîtres, c’est leur capacité à obtenir n’importe quelle couleur avec un vocabulaire très précis dans le geste. Je ne sais pas si on peut appeler cela l’école italienne ». Sur les ailes du chant se déploie donc cet autre art, que l'école transalpine partage avec sa sœur française : « Il y a évidemment des différences mais nous, Italiens et Français, aimons la couleur, nous sommes des pays cousins. Bien sûr, nous avons Puccini et Verdi, alors que la France a Debussy et Ravel mais à bien réfléchir, Puccini et Debussy ne sont pas si éloignés l’un de l’autre ». L'amour que lui portent les mélomanes français relève, en quelque sorte, d'un élan naturel.
Il est toutefois une qualité qui transcende les frontières, qu'elle a apprise auprès de son maître Benedetto Lupu : « Ce qu’il m’a apporté de plus précieux, c’est l’honnêteté, à la fois envers la musique, envers moi-même et envers le public. Parfois, on se dit que le public va nous aimer encore plus si l’on fait ceci ou cela, mais on n'est plus honnête envers la partition. À d’autres moments, on cherche à être honnête avec la partition, mais alors on fait quelque chose que l’on ne ressent pas au plus profond de soi. Il est très difficile de concilier ces trois types d’honnêteté ».
Yutha Tep