Barbara Hannigan charismatique
Peu d'artistes jouissent d'une aura comparable. L'étoile de Barbara Hannigan illumine tout autant le monde du chant que celui de la baguette. Le philharmonique de Radio France a eu la main heureuse, qui a noué avec elle une collaboration étroite et fructueuse. Rencontre.
Il n'est guère exagéré d'écrire que Barbara Hannigan a atteint le statut de véritable icône, égérie de compositeurs aussi illustres que Pascal Dusapin ou George Benjamin, interprète fabuleuse des labyrinthes sonores de la fin du xixe siècle ou du xxe siècle. Peu d'artistes ont su habiter avec autant d'intensité les œuvres de Berg ou Webern, partitions parfois jugées arides mais qui, avec elle, trouvent un ancrage tant dans le corps que, pour reprendre ses mots, dans l'âme. Ces dernières années, cette dimension a pris une épaisseur supplémentaire depuis que Barbara Hannigan a endossé la casquette de cheffe d'orchestre. Rien qui effraie ce véritable bourreau de travail : « La vie d’une chanteuse est difficile : il faut tout mémoriser, chanter dans différentes langues, il y a les mises en scène, la nécessité de rester en bonne forme tout le temps et surtout – c’est sans doute la plus grande angoisse de tout chanteur –, préserver la santé de son instrument. La vie d’une cheffe contient d’autres défis et il faut travailler très dur, mais j’aime cela. Il faut montrer un leadership aussi bien logistique que psychologique, comprendre la psychologie d’un groupe important et de ce fait, assumer la pression qui retombe sur cette fonction ». Il ne s'agit nullement de paroles en l'air : « Il y a peu, j’étais aux Pays-Bas et la veille du concert, nous avons perdu 5 musiciens sur les 23 que nous avions – et pas à cause du Covid. Nous avons dû faire la répétition générale et le concert avec les 5 remplaçants ! À la direction, j’ai dû totalement changer mes points de focalisation : quand on a répété de manière normale une partition qu’on connaît bien, on sait sur quel point porter son attention et à l’inverse, quel musicien on peut « oublier » temporairement. Quand les fondamentaux changent soudainement, le "focus" change lui aussi, et on s’installe dans un état que j’appellerais celui de permaflex, dans lequel on doit être souple comme un élastique. J’aurais pu devenir déprimée ou agacée mais j’étais confrontée au défi de garder un état d’esprit positif, d’emmener tout le monde au bout de cette épreuve. J’en ris maintenant mais sur le moment cela a été tellement difficile ».
Haydn, un petit ami âgé de deux cents ans
Il faut espérer que ses deux concerts du mois d'octobre à la Maison de la Radio seront plus sereins. Pour sa part, Barbara Hannigan entend fermement en tirer le plus grand plaisir, même si la charge de travail s'avérera de nouveau considérable : « Le 9 octobre, je n’ai que les pièces vocales à travailler. En revanche, le concert du 8 octobre sera très intense, avec notamment Oiseaux exotiques de Messiaen que je ferai pour la première fois, et aussi Lonely Child de Guy Vivier qu’en revanche je connais fort bien, aussi bien comme chanteuse que comme chef. De même, je connais bien la Symphonie n° 26 de Haydn pour l’avoir déjà dirigée plusieurs fois. Je suis amoureuse de Haydn, il est pour moi comme un petit ami âgé de deux cents ans. Sa perfection d’écriture est patente et il y a un théâtre incroyable dans ses œuvres. L’autre jour, je me disais que Ligeti et Haydn étaient deux compositeurs très similaires dans leur énergie musicale, leur passion, leur capacité à être drôle – et il est très difficile d'être drôle en musique –, leur dramatisme, mais aussi parfois une pointe de colère ».
Une générosité sans limite
Dans la magnifique déploration de Guy Vivier, Barbara Hannigan apportera un soutien affectueux au soprano radieux d'Aphrodite Patoulidou. Une entente d'autant plus significative que la chanteuse grecque est passée par Equilibrium, le programme de soutien aux jeunes artistes créé par la cheffe d'orchestre. La générosité sans limite qu'elle déploie sur scène se manifeste tout autant ici : « Equilibrium est né d'une réelle nécessité. À partir de 2017, on m’approchait fréquemment pour me proposer des master class, des conférences, etc. Étant de toute façon déjà mentor de plusieurs artistes, j’ai voulu « officialiser » cette activité et lancer une manière d’association pour guider les jeunes artistes, en invitant également d’autres célébrités à prodiguer leurs conseils – Daniel Harding, Natalie Dessay, Laurent Naouri, Franz Helmerson, etc. Tant d’entre eux sont venus s’exprimer ! Le programme a collaboré avec de très nombreux orchestres comme les Philharmonique de Radio France, Luxembourg, Munich ou Vienne, le London Symphony Orchestra, etc. Cela a été incroyable ».
Comme on le devine aisément, Barbara Hannigan ne pouvait rester de marbre face aux immenses difficultés suscitées par la crise sanitaire : « Le programme Momentum est né de la pandémie. Je me consacrais aux artistes d’Equilibrium du mieux possible, avec des conférences par Zoom, et ils me disaient tous qu’ils perdaient leur élan, parce qu’ils n’avaient plus de travail, ne montaient plus sur scène. J’ai donc pris mon téléphone pour appeler les musiciens renommés que je connaissais, en leur suggérant de joindre nos forces pour emmener des jeunes artistes avec nous sur scène. Beaucoup de mes collègues comme Natalie Dessay et Daniel Harding de nouveau, mais aussi Bryn Terfel et François-Xavier Roth ont joué le jeu. Quand George Benjamin a accepté de participer au projet, cela faisait six mois que nous subissions la pandémie et nous n’avions aucune idée de ce que l’art allait devenir. Il a dit : « J’espère que dans quelques années, Momentum n’aura plus besoin d’exister ». À l’heure actuelle, Momentum connaît un certain ralentissement, ce qui est une bonne chose parce que les concerts reviennent ».
Il ne faut guère s'étonner de la solidité des liens tissés par Barbara Hannigan avec les formations qu'elle dirige – voire galvanise –, au premier rang desquels figure le Philharmonique de Radio France. Les concerts d'octobre constitueront des soirées entre amis.
Yutha Tep