Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Rachmaninov magicien du piano

Rachmaninov
Chef d’orchestre, compositeur et pianiste, Rachmaninov est l’une des figures majeures de la musique russe du XXe siècle.
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Instinct inégalé pour mettre le piano en valeur, lyrisme romantique allant droit au cœur, foisonnement de rythmes, de mélodies et de couleurs : la musique de Rachmaninov continue d’exercer ses irrésistibles sortilèges.

Rachmaninov a écrit l’un des plus importants chapitres du répertoire pianistique. Il a fallu près d’un siècle pour s’en rendre compte. Leur auteur a longtemps été brocardé, en des temps où le culte de la laideur était à son comble et où le sentiment était banni de l’art. La richesse et la beauté de ses harmonies, l’intarissable abondance de son inspiration mélodique, la pâte un peu « grasse » de l’orchestre de ses concertos, hollywoodienne avant la lettre : cette plénitude, hérétique aux yeux des tenants du « progrès » en art, était d’autant plus sévèrement condamnée qu’elle était chargée à un haut degré d’une impardonnable émotivité. À l’époque du néo-classicisme et du sérialisme triomphants, ces tares étaient indélébiles, et de nombreux esprits éclairés, ou présumés tels, ne voyaient en lui qu’un « simple d’esprit » pourvu d’un instinct suffisant pour trouver des mélodies si émouvantes que cela en était gênant. Ce n’était que de la musique d’ambiance pour supermarché, au mieux de la musique pour un mauvais film sentimental… La lassitude vis-à-vis de l’avant-garde et d’une conception trop intellectuelle de la musique, qui s’est fait jour à compter des années 1990, s’est accompagnée d’une réhabilitation partielle des valeurs esthétiques du romantisme. Cette dernière a joué en faveur de Rachmaninov, dont les œuvres comptent aujourd’hui au nombre de celles les plus souvent jouées et enregistrées. 

Plus novateur qu’il n’y paraît

La musique pour piano seul est moins populaire que les concertos : moins spectaculaire en général, elle est d’une écriture relativement mieux en rapport avec son époque : si les Morceaux de fantaisie op. 3 et op. 10, et, dans une moindre mesure, les Moments musicaux op. 16 sont encore tributaires de Chopin, de Liszt et du maître bien aimé, Tchaïkovski, à compter des éblouissantes Variations sur un thème de Chopin op. 22 (1903), et surtout des Dix Préludes op. 23 (1903) s’affirme une individualité totalement originale, aussi bien sur le plan de la texture pianistique que de l’harmonie. On ne le soulignera jamais assez : Rachmaninov ne possède pas seulement une prodigieuse invention mélodique, mais aussi une remarquable imagination dans le domaine de l’harmonie, et cette qualité est particulièrement mise en relief dans ses œuvres pour piano seul. Il utilise des enchaînements originaux d’accords éloignés, par note commune, par le chromatisme, et surtout, par la savante élaboration des parties intérieures qui tiennent lieu de lien. Les notes de passage créent des agrégations complexes et parfois difficile à classer. Il montre dans ce domaine autant d’originalité que Prokofiev, pour peu que l’on s’efforce de le lire dans le détail, même si les dissonances sont savamment dissimulées par l’euphonie de l’ensemble. 

Du salon aux carillons de la sainte Russie

Des cinq Morceaux de fantaisie op. 3 (1892) et des sept Morceaux de salon op. 10 (1894) ne surnagent guère que le célébrissime Prélude en ut # mineur (op. 3 n° 2), cortège funéraire d’un tragique un peu trop appuyé, tapageur et grandiloquent, qui bénéficia trop longtemps d’une célébrité indue, et la Barcarolle op. 10 n° 2, dont le profil mélodique préfigure les effusions lyriques si personnelles à venir. Le reste n’est que mélodie insignifiante et plates harmonies de salon. Les six Moments musicaux (1896) montrent une certaine avancée par rapport à ces débuts : orages du second morceau, déploration funèbre du troisième et rêve nocturne du cinquième font preuve d’une indéniable inspiration qui contraste avec la virtuosité clinquante et la rhétorique trop spectaculaire des numéros quatre et six. 

En adjoignant le Prélude en ut # mineur op. 3 n° 2, aux deux cahiers de la maturité (Dix Préludes op. 23 et Treize Préludes op. 32), les Préludes de Rachmaninov couvrent les 24 tonalités, mais sans ordre systématique, contrairement aux préludes de Bach, Chopin, Debussy ou Scriabine. Ces pièces d’une forme très libre représentent l’art de l’auteur à son stade le plus achevé. Dans le premier recueil (1903), l’héritage de Chopin s’enrichit d’une pianistique et d’une harmonie modernes. Libre cours est ici donné à une fantaisie et à une imagination qui se coulent miraculeusement dans le moule d’une forme d’une souveraine perfection. Cet alliage de générosité, de liberté et de proportions idéales est le résultat d’un véritable « printemps de la création », d’un retour à la vie au terme de plusieurs années d’un hiver stérile, sous l’emprise de la neurasthénie et de l’alcool, qui faillirent avoir raison du musicien. Ces pièces sont proches du célèbre Concerto n° 2. S’intercale entre les deux cahiers la Sonate n° 1 op. 28 (1907), nettement moins réussie, longue et tourmentée, dont le matériau thématique n’est pas à la hauteur de l’ambition (elle s’inspire du Faust de Goethe). Le second cahier (1910) se distingue du premier par une concentration et une relative économie de moyens qui traduisent un infléchissement dans la manière de leur auteur : les mélodies romantiques se font rares, tandis que se renforce la richesse de détail de l’accompagnement, surtout dans les passages de transition, et que le langage harmonique se fait progressivement plus audacieux, cassant, acide jusqu’à l’abrasif, friand de ruptures inattendues. La vigueur rythmique s’accentue, avec un caractère percussif qui retient certaines innovations de Prokofiev et de Stravinski dans ce domaine. Cette évolution est confirmée par les Études-Tableaux op. 33 (1911) et op. 39 (1916-1917). Ici, les préoccupations descriptives l’emportent sur celles de la technique pianistique, et il faut davantage les considérer comme des « tableaux » que comme des « études » (l’auteur avait pensé au départ les appeler « Préludes-Tableaux »). Sur les allusions picturales et littéraires se greffe le spectacle envoûtant de la nature autour de la propriété familiale où vivait l’auteur. D’une veine similaire, la Sonate n° 2 op. 36 (1913) est foisonnante de thèmes, de rythmes et d’harmonies et concilie la tendance à la concentration avec une texture instrumentale d’une éblouissante richesse et d’une virtuosité écumante (c’est l’une des pages les plus difficiles d’exécution qui ait jamais été écrite pour le piano). Les cloches y résonnent d’un bout à l’autre, élément vital pour un Russe qu’elles accompagnent du berceau à la tombe. Tocsin ou glas funèbre, elles laissent pressentir une catastrophe imminente : Rachmaninov entrevoit, dans cette sombre partition, la révolution de 1917 et la ruine qui allait s’en suivre. Préférable à la révision trop sage de 1931, la version originale représente l’un des sommets de la production de l’auteur. Sa dernière œuvre pour piano, les Variations sur un thème de Corelli op. 42 (1931), montre une grande économie de moyens, une recherche harmonique subtile faisant une large place à des enchaînements inattendus, une expression retenue, d’une pudeur quai-ravélienne, et un intérêt marqué pour les anciennes formes de la suite baroque revisitées par Debussy, Ravel et Florent Schmitt. Paradoxalement, cette œuvre épigrammatique, taciturne et moqueuse, à première vue à l’opposé du style romantique luxuriant habituel à l’auteur, est en réalité celle qui ressemble le plus à cet homme déconcertant, secret, réservé, silencieux et ironique.

Michel Fleury

 

Repères

  • 1873

    Naissance le 1er avril à Semionovo près de Novgorod
  • 1882-1889

    Études au Conservatoire de Moscou (composition et piano)
  • 1889-1897

    Brillants débuts de pianiste, chef d’orchestre et compositeur
  • 1897-1900

    Échec de la Symphonie n° 1, dépression, alcoolisme
  • 1900-1901

    Succès du Concerto n° 2, mariage avec sa cousine. Chef d’orchestre du Bolschoï
  • 1908

    Symphonie n° 2
  • 1909

    Concerto pour piano n° 3
  • 1910

    Préludes pour piano (second cahier)
  • 1912

    Les Carillons, symphonie pour soli, chœur et orchestre d’après E. A. Poe
  • 1913

    Sonate n° 2 pour piano
  • 1917

    Quitte la Russie
  • 1926

    Concerto n° 4
  • 1940

    Danses symphoniques
  • 1943

    Mort le 28 mars à Beverley Hills

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