Poulenc Dialogues des Carmélites
En 1936, un pèlerinage à Rocamadour permet à Francis Poulenc de retrouver une foi qu'il avait perdue au fil des ans. Dès lors, la religion ne le quitte plus. Avec les Dialogues des Carmélites, il réalise la synthèse entre une forme profane (l'opéra) et un sujet religieux, offrant une œuvre qui, au dire de son auteur, est avant tout « une pièce sur la grâce et le transfert de la grâce ».
1794. Alors que la Terreur est à son paroxysme, seize Carmélites du couvent de Compiègne sont arrêtées, accusées de complot contre la Révolution. Après un procès expéditif, les religieuses sont condamnées à mort et guillotinées le 17 juillet 1794. Presque 150 ans plus tard, en 1931, l’écrivain Gertrud von Le Fort s’inspire de cet épisode historique pour écrire une nouvelle. Puis en 1947, le Révérend Père Brückberger et Philippe Agostini en tirent un scénario pour un film dont les dialogues sont écrits par Georges Bernanos. Le film ne verra le jour qu’en 1960 mais le texte de Bernanos, adapté à la scène en 1952, triomphe au théâtre sous le titre de Dialogues des Carmélites.
1953. Francis Poulenc rencontre Guido Valcaranghi, le directeur des Éditions Ricordi, qui lui propose de composer un opéra pour la Scala de Milan sur un livret inspiré des Dialogues des Carmélites. Poulenc accepte avec enthousiasme : « Je me revois dans un café de la Piazza Navona, un clair matin de mars 1953, dévorant le drame de Bernanos et me disant à chaque scène : « mais évidemment, c’est fait pour moi, c’est fait pour moi » ! ». Après son voyage à Rocamadour en 1936 et sa foi retrouvée, Poulenc voit les Dialogues des Carmélites comme une aubaine : « J'avais tant de fois demandé un livret dans mes prières que la bonne mère m'a envoyé celui-ci à sa louange », écrit-il à son ami le baryton Pierre Bernac. Poulenc commence à travailler à l'opéra en août 1953 et s'y consacre entièrement, ne composant rien d'autre à l'exception de quelques mélodies. Sous sa plume naît en musique l'histoire de Blanche de la Force, jeune carmélite assaillie par une crainte maladive de la mort mais qui finira par l'affronter avec courage au moment de rejoindre ses compagnes sur l'échafaud.
Une composition difficile
Malheureusement, l’enthousiasme des premiers mois ne suffit pas à contrer les propres doutes de Poulenc, qui sombre bientôt dans une profonde dépression : les tourments de sa vie sentimentale (avec son compagnon Lucien Roubert, malade, qui décède en octobre 1955), les ennuis de santé et les difficultés juridiques concernant les droits d’utilisation du livret submergent le compositeur qui doit interrompre son travail en 1954. Selon Bernac, cette dépression peut en partie s’expliquer par la trop grande implication du compositeur, qui s’identifie à ses personnages au point de partager leurs angoisses. La correspondance de Poulenc à cette époque montre d’ailleurs à quel point l’opéra l’obsède. Il parle de ses protagonistes comme s’il les côtoyait au quotidien (« Je me bats toujours avec la seconde Prieuré (têtue comme une bourrique) pour deux phrases. Je finirai par la convaincre »), et se dit hanté par la phrase de Bernanos « on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns à la place des autres ». Poulenc réussit malgré tout à surmonter sa dépression. Il reprend la composition en mars 1955, achève l’ouvrage en septembre de la même année et finalise l’orchestration en juin 1956.
Blanche a-t-elle véritablement transmis à Poulenc sa crainte de la mort comme le suggère Bernac ? Peut-être bien. Toujours est-il que l’œuvre entière baigne dans une atmosphère d’angoisse qui n’est autre que celle constamment ressentie par l’héroïne, et pouvant parfois même aller jusqu’à la terreur, à l’image de l’effroyable mort de la Prieure à la fin de l’acte I. Mais Poulenc dispense aussi quelques moments de tendresse fugaces (dans le duo entre Blanche et son frère à l’acte II par exemple) ou de calme (comme la sérénité des Carmélites emprisonnées à la Conciergerie à l’acte III), sans oublier le poignant Salve Regina final où les voix des Carmélites s’éteignent les unes après les autres, au fur et à mesure que tombe le couperet de la guillotine. « Bouleversant de simplicité, de résignation et… de paix », selon le compositeur.
La voix au service du texte
Poulenc reste fidèle au texte original de Bernanos. S’il opère certaines coupes afin de concentrer l’intrigue autour du parcours spirituel de Blanche, il ne rajoute presque aucune phrase de sa propre plume. Amoureux des mots, le compositeur cheche à suivre au maximum la prosodie du texte : « La prosodie étant pour moi le grand secret de cette aventure, je veux qu’elle soit si juste, si probante, qu’elle ne puisse être interchangeable. J’essaie de trouver le ton sur lequel un parfait acteur […] lirait dans sa plus grande perfection l’admirable texte de Bernanos ».
Afin de rendre les paroles parfaitement compréhensibles, Poulenc utilise un orchestre souvent discret, clair, « pour laisser passer le texte » : « Je ne peux pas songer à étouffer les mots si chargés de sens de Bernanos sous une avalanche orchestrale », affirme-t-il. Dédiés entre autres à Debussy, les Dialogues des Carmélites ne sont d’ailleurs pas sans rappeler Pelléas et Mélisande dans le traitement de la voix et dans l’utilisation éloquente des silences. Concernant l’écriture vocale, Poulenc n’hésite pas à solliciter Bernac qui le conseillera judicieusement, notamment pour les tessitures des personnages.
Le rôle de Blanche est composé spécialement pour la chanteuse Denise Duval, déjà créatrice du rôle-titre des Mamelles de Tirésias en 1947. Poulenc ne cache pas sa déception lorsque la jeune femme est écartée de la création italienne au profit de Viginia Zeani : « Je trouve extravagant qu’on me refuse la seule chose à laquelle je tienne. […] je ne dirai rien à Milan et les laisserai faire pour tout car ils auront raison pour leur public mais qu’on me donne Denise, autrement cela ne m’amuse plus ». Il faut dire que le compositeur n’est guère consulté pour la production de son opéra à Milan, créé le 26 janvier 1957. Il ne collabore presque pas avec le metteur en scène et n’approuve pas le décor, trop sophistiqué pour la sobriété de son drame. Heureusement, la production des Dialogues des Carmélites à l’Opéra de Paris, le 21 juin 1957, offre à Poulenc la possibilité d’y prendre enfin une part active : distribution vocale (avec Denise Duval, « seule Blanche selon mon cœur »), mise en scène, décors… il ne veut rien laisser au hasard et donne son avis sur tout, ajoutant même, suite aux premières représentations, quelques interludes instrumentaux pour les changements de décors. « À Paris ce sont les Carmélites telles que je les ai rêvées », déclare-t-il. Après l’accueil mitigé que lui avait réservé la critique italienne, l’opéra remporte l’adhésion du public parisien et entame alors une carrière internationale avec des représentations dans le monde entier.
Floriane Goubault - publié le 29/11/24