Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Jules Massenet Manon

Jules Massenet
Dix ans avant Puccini, Jules Massenet s’impose comme le peintre musical subtil de l’âme féminine, de ses détours confondants et de ses réactions imprévisibles.
Partager sur facebook

Brillante, raffinée, sensuelle mais dans les limites du goût, la musique de Manon représente l’exact équivalent sonore du chef-d’œuvre littéraire de l’abbé Prévost. Massenet y réalise une éblouissante synthèse entre le romantisme et le style galant du XVIIIe siècle.

Naguère brocardé pour la sentimentalité et le convenu des intrigues de ses opéras et pour l'académisme un peu fade de son écriture, Massenet a opéré un retour en force depuis une trentaine d’années. La finesse de son analyse de la psychologie féminine s'appuit sur une musique charmeuse, s’aventurant jusqu’à une sensualité suave ou capiteuse adaptée à ses héroïnes. Massenet professait que la qualité de l’intrigue et du livret devait se doubler d'un contenu musical d’un niveau comparable, susceptible d’assurer à un opéra un succès durable. Rompu à toutes les techniques de son art par l’enseignement de Reber et d’Ambroise Thomas, il avait tous les atouts pour cela. Sa musique reflète l’homme : « moins passionné que sensible, et moins sensible peut-être que sensuel ; plus brillant que profond […] ; très galant homme, d’une courtoisie raffinée, aimant les compliments comme les gourmands les friandises. » Dans sa nature prédominait l’élément féminin : cela explique son intuition de l’âme féminine, dont la plupart de ses opéras visent à démêler les déroutants aspects.

De l’analyse psychologique…

De tous ses opéras, Manon (1884) est certainement celui dont le dosage entre les divers paramètres du succès est le plus habile. Cela explique le triomphe qui en salua la création et qui, depuis, ne s’est jamais démenti.
Il serait hasardeux de contester la haute valeur du sujet : Massenet avait un goût littéraire très sûr et avait su reconnaître dans le roman de l’abbé Prévost (1731) un chef-d’œuvre de goût, de vérité psychologique et d’élégance naturelle dont il lui serait donné de trouver la miraculeuse contrepartie musicale (les deux œuvres de Daniel François Esprit Auber et de Puccini s’inspirant du même sujet sont loin d’atteindre ce niveau de perfection).

Dans la société amorale et corrompue du xviiie siècle, l’amour véritable entre deux très jeunes gens (Manon Lescaut et le chevalier des Grieux) se heurte au cynisme d’une société assoiffée de plaisirs. Manon semble prédestinée à un tel milieu, mais des Grieux en subit la contagion et s’abandonne à une déchéance d’autant plus terrible qu’elle est consciente. Moraliste au sens le plus élevé du terme, le sulfureux abbé n’a pas écrit un livre moralisateur. Il rapporte simplement les événements et dépeint la réalité psychologique pour mettre en garde, sans porter de jugement. Sobre, dépouillé et précis, son récit analytique, coulé dans la merveilleuse langue du xviiie siècle, va sans détour à l’essentiel.

Massenet admirait le xviiie siècle et professait un culte pour la perfection de style d’un Rousseau. Comme l’abbé Prévost, il possédait à un haut degré la faculté d’enclore en formules concises stylisées un caractère, une atmosphère ou une situation. C’est heureux, car ses librettistes Henri Meilhac et Philippe Gille ont affadi à plaisir l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, lissant les inconvenances pour adapter l’intrigue à la pruderie « moralisatrice » de la troisième République. « Ainsi la musique sait-elle rendre aux deux protagonistes leur véritable visage, recouvert par ses collaborateurs de l’épais voile des conventions et des fausses pudeurs. » (René Dumesnil). L’immoralisme de Manon incarne une certaine forme d’innocence dans le mal, et elle est « touchante jusque dans la trahison ». Comme le suggère l’abbé Prévost, une fatalité presque janséniste préside à son destin ; c’est une « stigmatisée ». Il y a tout cela dans « l’enroulement de la ligne mélodique tracée par Massenet, qui suggère magnifiquement la Manon dont Musset a dit : “Comme je t’aimerais demain si tu vivais !” » (Dumesnil). Le compositeur a su donner une expression musicale à la déchéance de des Grieux, en arrivant à faire ressentir le pouvoir irrésistible de la chair, et l’itinéraire sans retour de celui qui, ayant goûté l’ivresse, ne pourra plus se ressaisir : comme l’écrit excellemment René Dumesnil, « Pour les êtres pétris de cette argile, les liens de la chair et le souvenir des voluptés partagées sont plus puissants que les impératifs du devoir. […] Une odeur capiteuse de boudoir, un parfum de fille se dégagent de la partition. » Sans jamais faire ressortir la vulgarité, Massenet souligne d’un trait incisif tel ou tel détail, restituant au drame une note de réalisme cru conforme à l’original, émasculé par les librettistes.

Ainsi Manon met-il admirablement en valeur les qualités éminentes et l’intelligence dramatique d’un musicien né pour le théâtre : un sens aigu de la vie passionnelle et de l’amour ; une intuition pénétrante de la psychologie féminine vécue « de l’intérieur » et une capacité inépuisable de traduire la grâce et la fragilité d’un cœur féminin. Le musicien contrôlait par ailleurs suffisamment ses émois pour être capable de les contrebalancer par le recul salutaire de l’humour, comme dans la scène I. Ce sens de la mesure est facilité par un instinct très sûr de l’équilibre entre l’élément vocal et l’élément instrumental : à une époque où d’irrésistibles ouragans orchestraux venus de Bayreuth balayaient la scène des théâtres lyriques, « il fut un professeur de clarté en un moment où la musique française risquait de s’enténébrer en se voilant de brumes germaniques. »

… au réalisme pittoresque

Massenet sait également conférer une présence musicale au décor, qui chez l’abbé Prévost, entièrement focalisé sur la vie psychologique, était réduit à la portion congrue. Dans Le Roi de Lahore (1877) il avait recueilli l’héritage de Meyerbeer avec sa propension au décoratif et au monumental. Il en garde dans Manon un sens accusé du pittoresque et de l’atmosphère : la scène dans la chapelle du séminaire est presque déjà un tableau impressionniste, avec la voix solennelle de l’orgue, les sonorités de l’orchestre en demi-teinte, les cloches appelant à la prière. La scène de l’hôtel de Transylvanie, à l’acte IV, est équivoque et frise le débraillé : séquence pleine de mouvement, de vie et « même de vice », ironisait la Revue des Deux Mondes. Et au dernier acte, l’orchestre brosse un paysage désolé et hivernal, prémonitoire de la scène de mort qui dénoue le drame. Ainsi le décor est-il planté pour la rédemption finale de l’héroïne : par l’intermédiation d’un séminariste défroqué perdu par le jeu, son amant, s’ouvrent pour elle, au moment de mourir, les voies du véritable amour.

Si l’on ne peut que se féliciter de la reprise d’un fleuron du théâtre lyrique français, force est de constater que d’autres opéras de la même période, tout aussi essentiels, restent ensevelis sous le voile de l’oubli : Fervaal de Vincent d’Indy, Messidor d’Alfred Bruneau, Bérénice de Magnard, sans parler de l’admirable Hulda de César Franck. L’exhumation de l’un de ces chefs-d’œuvre oubliés aurait davantage contribué à la mise en valeur de notre patrimoine que cette programmation, méritoire mais peu imaginative, d’un opéra qui n’a plus rien à prouver…

 

Michel Fleury

Repères

  • 12 mai 1842

    naissance à Saint-Étienne
  • 1853-1863

    brillantes études au Conservatoire de Paris
  • 1873

    Marie-Magdeleine (drame sacré)
  • 1877

    Le Roi de Lahore (opéra)
  • 1878

    professeur de composition au Conservatoire
  • 1882

    Scènes alsaciennes (suite pour orchestre)
  • 1884

    Manon (opéra-comique)
  • 1891

    Visions (poème symphonique avec soprano en vocalise)
  • 1892

    Werther (drame lyrique)
  • 1873-1900

    Phèdre (musique de scène pour la tragédie de Racine)
  • 1894

    Thaïs (comédie lyrique)
  • 1902

    Le Jongleur de Notre-Dame (miracle), concerto pour piano
  • 1910

    Don Quichotte (comédie héroïque)
  • 1912

    Roma (opéra tragique)
  • 13 août 1912

    mort à Paris
  • 1914

    Cléopâtre (opéra posthume)

Restez connectés