Béla Bartók Le Château de Barbe-Bleue
Composé en 1911, l'opéra le Château de Barbe-Bleue est une œuvre symbolique. Loin de la légende, sur une musique envoûtante, c'est le drame des amours impossibles, pour l'homme dont le bonheur dépend de celles qu'il aime mais qui n'a pas le pouvoir de les retenir, sauf en sa mémoire, magnifiées.
Bartók a écrit son unique opéra, le Château de Barbe-Bleue, de mars à septembre 1911, sur un livret du poète Béla Balasz. L'ouvrage, d'abord rejeté par un jury, ne sera créé qu'en mai 1918 à Budapest.
La célèbre légende de Barbe-Bleue, ce prince qui conserve dans un placard les têtes coupées de ses épouses successives, a fait frissonner d'innombrables générations depuis la parution des Contes de ma mère l'Oye de Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle. Le livret de Balasz est très éloigné du conte original. Il se rapproche plus de la pièce Ariane et Barbe-Bleue de Maeterlinck, publiée en 1899 et mise en musique par Paul Dukas dans son opéra créé en 1907. Le principal point commun de ces deux textes symboliques est que les précédentes épouses de Barbe-Bleue ne sont pas mortes, mais prisonnières dans son château. La nouvelle épouse, prénommée Ariane chez Maeterlinck et Judith chez Balasz, veut y faire entrer la lumière. Mais il existe aussi des différences essentielles entre les deux ouvrages. Le personnage de Barbe-Bleue, qui a un rôle insignifiant dans Ariane et Barbe-Bleue, est ici au cœur du drame. En outre, le dénouement est très différent : tandis qu'Ariane est la libératrice que ses consœurs refusent de suivre, Judith est condamnée à les rejoindre dans la mémoire des amours perdues du héros.
Des ténèbres à la clarté
Balasz et Bartók ont choisi de concentrer à l'extrême le déroulement du drame: un seul acte, une heure de musique, deux personnages seulement, Barbe-Bleue (basse) et Judith (mezzo-soprano). Les autres femmes de Barbe-Bleue ne font qu'une courte apparition à la fin et restent muettes. L'opéra est introduit par un court prologue énigmatique énoncé par un récitant. Le rideau s'ouvre sur l'intérieur sombre d'un ancien château gothique où jamais la lumière du jour ne pénètre. La musique débute, comme dans Pelléas, par une courte introduction orchestrale dans les cordes graves, qui murmurent une mélodie pentatonique. Barbe-Bleue demande à sa nouvelle épouse, Judith, si elle est bien sûre de vouloir le suivre ou si elle ne préfère pas retourner auprès de sa famille. Mais Judith désire rester auprès de lui, espérant qu'elle pourra réchauffer l'atmosphère de cette triste demeure. Elle est impressionnée par l'obscurité et l'humidité de ce château aux murs suintants. Un motif de secondes mineures, aux cors et aux hautbois, symbolisant le sang, se fait entendre pour la première fois.
Judith découvre sept grandes portes fermées et demande à les ouvrir. Barbe-Bleue s'y refuse d'abord, mais va finalement laisser sa jeune femme ouvrir les cinq premières. À chaque fois, Judith lui répète qu'elle veut tout connaître de son château parce qu'elle l'aime.
Quand elle frappe à la première porte, un soupir caverneux provenant des murs se fait entendre. Son ouverture dévoile une chambre de tortures, figurée par des sifflements stridents de flûtes et de piccolo. Des pierres suinte le sang qui va baigner toute la partition, sur le motif obsédant de seconde mineure.
La deuxième porte s'ouvre sur une salle d'armes, tout ensanglantée, illustrée par de rapides fanfares de trompettes et de cors. La troisième révèle un fabuleux trésor, évoqué par des accords de cuivres en majeur, mais tous les joyaux ruissellent de sang. Derrière la quatrième porte se trouve un beau jardin fleuri, et l'on entend un thème de cors sur un fond de cordes pianissimo et de rayonnants arpèges de célesta. Mais le sang suinte aussi de la terre. La cinquième porte découvre les vastes domaines luxuriants de Barbe-Bleue. L'orchestre est là tout entier, dans un do majeur éclatant, avec une triomphale série d'accords répétés par trois fois. Mais sur ce merveilleux royaume un nuage rouge saigne.
L'ouverture de la cinquième porte marque le point culminant de l'élan vital et de la conquête des ténèbres par la clarté. Jusque là, l'intensité de la lumière n'a cessé de croître dans le château et la musique a suivi la même évolution.
Retour à l'obscurité
Barbe-Bleue veut en rester là. Il affirme son amour pour Judith, lui ouvre ses bras pour l'embrasser. Mais la jeune femme ne s'en satisfait pas et demande avec insistance l'ouverture des deux dernières portes. Barbe-Bleue la supplie de ne pas aller plus loin, rien n'y fait. Il lui confie la clé de la sixième porte, qui s'ouvre sur un morne lac de larmes, qu'évoque à l'orchestre le murmure lugubre des bois. L'obscurité commence à revenir dans le château. Judith semble répondre à l'amour de son époux, qui la couvre de baisers. Elle lui demande s'il a aimé d'autres femmes avant elle, mais il refuse obstinément de répondre. Judith comprend que ses précédentes épouses ont souffert et accuse son mari de les avoir tuées. Barbe-Bleue, résigné, n'a plus qu'à lui laisser ouvrir la septième porte, pendant que les cinquième et sixième se referment. La scène s'assombrit un peu plus, une lumière lunaire se répand par la dernière ouverture. En sortent les trois précédentes épouses, richement vêtues et parées de bijoux, vivantes mais muettes, preuve qu'elles n'existent plus que dans le souvenir de Barbe-Bleue. Celui-ci s'agenouille devant elles et raconte avec émotion qu'il a rencontré la première le matin, la deuxième à midi et la troisième le soir, et que pour lui elles restent immortelles. Les épouses ressortent tour à tour. Resté seul avec Judith, Barbe-Bleue poursuit en disant qu'il a trouvé sa quatrième épouse, la plus belle, à minuit. Pour lui, elle appartient déjà au passé : il recouvre ses épaules d'un lourd manteau, pose une couronne sur sa tête et enroule des rivières de bijoux autour de son cou. Judith va rejoindre les autres dans son souvenir et disparaît par la septième porte. Le château retombe dans ses ténèbres initiales et l'œuvre se referme sur la grave mélopée pentatonique du début.
La musique de cet opéra est encore influencée par Debussy, que Bartók a découvert vers 1907. Il est le premier en Hongrie à adopter une ligne vocale exactement adaptée aux inflexions de sa langue, comme Debussy l'a fait avec la langue française dans Pelléas et Mélisande. Son écriture vocale est aussi influencée par les rythmes des anciens chants populaires hongrois, qu'il a collectés à partir de 1905 avec Kodaly. Cela confère à son ouvrage un caractère fondateur dans son pays : « Bartók souhaitait libérer le langage et rendre plus musicales les inflexions naturelles de la voix. » (Z. Kodaly).
Dans cet opéra où les voix et l'orchestre sont étroitement imbriqués, l'impressionnisme caractérise aussi l'écriture orchestrale, qui suggère ou illustre la découverte des secrets du château et épouse l'évolution des émotions des personnages. Le motif obsédant du sang parcourt toute la partition et atteint son paroxysme au moment où Barbe-Bleue se dessaisit de la septième clef. La musique se fait plus rugueuse aux moments de l'ouverture des premières portes, de plus en plus lumineuse après celle de la troisième, avant de revenir à des couleurs plus sombres quand s'ouvre la sixième. Comme le drame, elle évolue de l'obscurité à la lumière, puis retourne à l'obscurité.
Pierre Verdier