Dossiers Musicologiques - Romantique

Puccini Il Trittico

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Peu de compositeurs ont été – et demeurent encore – aussi adulés que détestés : malgré une popularité toujours plus grande, Giacomo Puccini ne manque pas de contempteurs et son singulier Trittico condense les qualités vénérées par ses admirateurs mais aussi les « travers » qu’on a pu lui reprocher.

La faveur que les maisons d’opéra accordent à Puccini repose sur un nombre restreint d’ouvrages. Mais quels ouvrages ! La Bohème (1896) et Madama Butterfly (1904) figurent parmi les œuvres les plus souvent représentées, de même que Tosca (1900) et, dans une mesure légèrement moindre, Manon Lescaut (1893). L’ultime chef-d’œuvre, d’ailleurs inachevé, Turandot (1924) est régulièrement ressuscité, pour peu que l’on trouve une voix à la hauteur de ce rôle-titre meurtrier. Même situation pour La fanciulla del West (1910), avec une Minnie demandant également un grand soprano « alla » Birgit Nilsson, sans doute sa plus grande interprète à ce jour. La seule « opérette » de Puccini, La Rondine, réapparaît de ci de là, si le couple principal offre un « glamour » suffisant. Les opéras de jeunesse, Le Villi (1884) et Edgar (1889), demeurent largement négligés.
Il Trittico (1918) constitue un cas particulier, triptyque rapidement démembré au grand mécontentement de l’auteur : son premier volet, Il Tabarro, se voit coupler avec d’autres partitions courtes de la même époque, les véristes Cavalleria rusticana de Mascagni (1890) et Pagliacci (1892) de Leoncavallo, alors que Gianni Schicchi partage la scène avec un ouvrages tel que L’Enfant et les Sortilèges de Ravel (1925). Pourtant la favorite de Puccini lui-même, Suor Angelica, le volet central, subit encore la foudre des censeurs, en raison d’un sentimentalisme jugé excessif, outre la difficulté à réunir une distribution importante entièrement féminine (à vrai dire, il en va de même de Dialogues des Carmélites et sa cohorte de religieuses, mais avec ses deux heures et trente minutes de musique, le monument de Poulenc justifie cet effort herculéen).

Trois opéras d’une heure

Puccini composait à un rythme relativement modéré, avec un opéra tous les 3 ou 4 ans, même lorsqu’en 1903, un très grave accident de voiture faillit lui coûter la vie, freinant la présentation au public de la petite Cio-Cio San. Après Madama Butterfly, la fréquence de création ralentit, en grande partie à cause des disparitions successives : celle de Giuseppe Giacosa (co-librettiste avec Luigi Illica des textes de Manon Lescaut, La Bohème, Tosca et Madama Butterfly) puis, celle, quelques années plus tard, de Giulio Ricordi, son éditeur, sans le soutien duquel la carrière de Puccini aurait pu s’arrêter le four retentissant qu’essuya Edgar en 1894. La disparition de Giacosa accentuait les difficultés endémiques à l’égard de ses librettistes d’un Puccini sans doute échaudé par l’échec d’Edgar, qu’il attribua avec véhémence (et avec une partie de la critique musicale) aux inepties littéraires de Ferdinando Fontana. Plus profondément, l’indécision d’un compositeur passant sans cesse d’un sujet à l’autre rendait les choses relativement et la genèse du Trittico refléta certainement ces tiraillements incessants.
Il est manifeste que Puccini eut assez tôt l’idée – qui n’enthousiasma guère Giulio Ricordi – d’écrire trois opéras d’approximativement une heure chacun face au succès éclatant de Cavalleria rusticana. Puccini mit de côté cette entreprise, qu’il remit toutefois en chantier après la mort de Ricordi en 1912. Son intérêt pour La Divine Comédie de Dante était assez ancien et il pensa à en extraire trois livrets. Mais il se pencha également sur La Tragédie Florentine d’Oscar Wilde ou les nouvelles de Maxime Gorki, sans oublier Bernard Shaw, Tristan Bernard et divers auteurs allemands. L’impulsion décisive vint d’un séjour parisien en 1912 lors duquel il s’éprit, littéralement, d’une pièce de Didier Gold, La Houppelande, donnée au Théâtre Marigny. Le premier volet était né. Toutefois, la première mouture du livret signé par Fernando Martini déplut fortement à Puccini, qui exigea un remaniement complet opéré par Giuseppe Adami. Survint ensuite une manière de miracle : le dramaturge Giovacchino Forzano proposa coup sur coup les livrets de Suor Angelica et Gianni Schicchi (finalement le seul des trois volets inspiré de Dante) que Puccini jugea immédiatement parfaits. Ayant achevé la musique de Il Tabarro en novembre 1916, le compositeur livra avec une rapidité peu commune celle de Suor Angelica en septembre 1917 puis celle de Gianni Schicchi en avril 1918.

Le triomphe de Gianni Schicchi

Confronté aux fracas de la Première Guerre mondiale, Puccini confia la création – en son absence – de son Trittico au Metropolitan Opera de New York, qui avait déjà assuré la création de La fanciulla del West. Pour la première le 14 décembre 1918, la maison américaine mobilisa des moyens à la hauteur des ambitions pucciniennes, notamment pour les voix féminines (les légendaires Claudia Muzio pour le rôle de Giorgetta, Geraldine Farrar pour Suor Angelica et Florence Easton pour Lauretta). Le public apprécia Il Tabarro, beaucoup moins Suo Angelica, et réserva un triomphe à Gianni Schicchi, en particulier à l’air de Lauretta, O mio babbino caro. La critique se montra même assez dure quant aux deux premiers volets. La création italienne intervint le 11 janvier 1919 à Rome, cette fois en présence de Puccini, avec les mêmes résultats. Suivirent Milan, Londres ou Vienne, Paris ne consentant à s’intéresser au triptyque qu’en 1967. Nul ne goûta les trois opéras de la même manière, chacun déclarant son affection ou son hostilité pour l’un ou l’autre d’entre eux, Puccini se fâchant même avec Toscanini qui détestait Il Tabarro, le taxant de vérisme exacerbé et vulgaire.
L’intention de Puccini était d’emblée de peindre trois tableaux contrastés sans tenter de trouver un quelconque fil rouge. Il Tabarro paie tribut au théâtre « réaliste » et sanglant dans la tradition du Grand Guignol parisien. Dans le cadre morbide d’une barge flottant sur la Seine, au début du XIXe siècle, Michele tente en vain de reconquérir l’amour de Giorgetta, amour porté à mal par la mort de leur enfant. Désespéré par l’incapacité de sa compagne à répondre à ses suppliques et découvrant avec horreur la liaison qu’elle entretient avec le jeune Luigi, Michele finit par tuer ce dernier, enveloppant son corps dans son manteau pour le révéler ensuite à une Giorgetta horrifiée.
On aborde ensuite les rives de la tragédie sentimentale avec Suor Angelica. Dans l’Italie du XVIIe siècle, enfermée depuis sept ans dans un couvent pour avoir fauté et conçu un enfant hors du cadre du mariage, Angelica reçoit la visite de sa vieille et inflexible tante (que l’on ne connaîtra que sous le nom de la Zia Principessa) qui lui fait signer un document actant sa renonciation à tout droit sur l’héritage familiale. Ultime coup de poignard, la cruelle Principessa lui révèle que son enfant est mort deux ans auparavant. N’ayant plus rien qui la rattache à la vie, Angelica s’empoisonne.
Le ressort théâtral de Gianni Schicchi se tourne vers la comédie grinçante pour Gianni Schicchi. L’intrigue fait écho à un passage de La Divine Comédie dans lequel Dante cite un fait divers similaire, saisissant l’occasion pour régler ses comptes avec la famille de sa femme, Gemma. À Florence, au XIIIe siècle, devant le cercueil de Buoso Donati, son neveu Rinuccio découvre que ce dernier a légué toute la fortune familiale à un monastère.  Il persuade Gianni Schicchi à la fois de lui accorder la main de sa fille Lauretta et, surtout, d’orchestrer une mise en scène aussi macabre :  dissimulant le cadavre, Schicchi se fait passer pour Donati et modifie devant notaire le testament du défunt.

Puccini l’inclassable

De fait, la musique de chaque opéra affirme une individualité étroitement liée à son intrigue, l’assemblage des trois volets offrant un résumé flamboyant de l’art puccinien, en particulier une écriture orchestrale au sommet de sa prodigieuse richesse. Déjà, Madama Butterfly (qui, soit dit en passant, commence par une fugue !) dispensait des sortilèges sonores inégalables dont on a pu dire qu’ils tiraient les leçons de l’impressionnisme français – rapprochement légitime mais qui ne doit pas occulter la spécificité de Puccini. À la violence critique des ennemis de ce dernier s’opposait l’estime de compositeurs pourtant peu enclins à la complaisance, de Messager et Ravel à Stravinski et même Schönberg. L’écoute attentive des textures de Cavalleria rusticana ou de I Pagliacci ne laissent planer aucun doute : par sa maîtrise absolue de la couleur et de la dynamique, son art incomparable du chant et du contre-chant – en un échange étourdissant entre voix et instruments – se place indiscutablement au-dessus de ses compatriotes. C’est cette maîtrise qui lui permet de créer, comme nous l’avons écrit, trois univers totalement différents pour son Trittico.
Il Tabarro en est souvent considéré comme le volet vériste mais ce vérisme supposé réside davantage dans le sujet et la trame théâtrale que dans l’écriture, en particulier celle de l’orchestre dont les observateurs ont souvent salué le sombre chatoiement aquatique. Il faut aussi souligner les valses macabres qui font régulièrement irruption : la musette, une danse populaire certes, mais mortifère, cruelle, dont le balancement mène inéluctablement vers une fin tragique, avec au passage un véritable tour de magie – un orgue de barbarie grimaçant qui est en réalité assumé par des vents désaccordés de l’orchestre. Bruit de sirène, automobiles dans le lointain, tout trouve une traduction fascinante dans les forces musicales déployées dans la fosse. L’écriture vocale atteint une liberté prosodique absolue, avec des dialogues serrés et quelques monologues (celui de Michele, magistral et étouffant de mélancolie) que l’orchestre commente de manière oppressante.
Contraste total avec le début de Suor Angelica qui se déroule pourtant dans un autre lieu clos, le couvent. C’est ici le Puccini de Butterfly qui revient sur le devant de la scène, avec un orchestre aussi mélancolique que diaphane, avec une richesse prodigieuse de cellules mélodiques brèves et merveilleusement galbés. Véritable coup de théâtre, l’annonce de la visite de la Principessa introduit une inquiétude fébrile dans l’orchestre avant de le faire taire : sa morgue venimeuse se déploie dans un chant d’une dureté granitique. La révélation de la mort de son enfant plonge Angelica dans un désespoir qu’illustre l’un des airs les plus célèbres de Puccini, ce Senza mamma si subtilement conduit, dont la thématique est développée ensuite dans un court et poignant intermezzo. La scène finale de Suor Angelica nous fait toucher du doigt ce qui dérange certainement les adversaires de Puccini : la franchise mélodique et un chant sans fioriture qui reflètent la quête chez lui d’une émotion immédiate, sans fard, quitte à sembler simple et, justement, sentimental. Mais, jusque dans ces paroxysmes émotionnels, Puccini n’abandonne jamais le raffinement sonore le plus sublime, que l’on fait trop souvent mine d’ignorer. Le compositeur ne cachait pas sa préférence pour Suor Angelica : comme à Mimi, comme à Cio-Cio San, il lui offrit sa musique la plus authentiquement sincère.
On compare habituellement Gianni Schicchi à Falstaff, certes deux farces cruelles avec un dimension plus sinistre chez Puccini que contredit, à vrai dire, une musique volontiers lumineuse avec un orchestre multipliant les commentaires ironiques, voire hilares, sur l’hystérie ou la mauvaise foi des personnages. Le troisième volet du Trittico s’avère, de fait, essentiellement un opéra d’ensemble réservant, comme il se doit, les passages les plus lyriques – mais sans épanchement – aux deux tourtereaux Rinuccio et Lauretta. On comprend toutefois son succès : l’incroyable modernité de ce volet, ses audaces, se dissimulent derrière une motricité exceptionnelle, celle par exemple de deux passages-clés liés à la peu sympathique famille des Donati : l’affolement suivant la découverte du testament haï et, à l’inverse, sa joie malsaine quand elle découvre le plan peu scrupuleux de Schicchi.
Giacomo Puccini se trouva classé de façon presque mécanique dans la « Giovane Scuola » italienne, ce groupe remarquablement nébuleux, dont faisaient aussi partie, outre Mascagni et Leoncavallo, des figures tels que Giordano, Cilea ou Catalani. Ce groupe affichait une ferme volonté de s’affranchir du vénérable Giuseppe Verdi sans toujours y parvenir. Les passages avec chœur tant de Mascagni que de Leoncavallo paient ainsi un tribut patent à leur aîné, tous deux sacrifiant également à la tradition de l’ouverture. À l’exception de Puccini, les membres du groupe ne brillent qu’au travers d’une œuvre unique : Andrea Chenier pour Giordano (1896), Adriana Lecouvreur pour Cilea ou La Wally pour Catalani (1892). En termes de maîtrise d’écriture, le seul rival de Puccini était sans doute son cadet Ottorino Respighi dont les grandes fresques symphoniques impressionnent par la richesse de leurs couleurs, se grisant parfois de façon trop complaisante de leur propre opulence. Contrairement à son cadet, si Puccini n’ignorait rien des innovations de Claude Debussy ou Richard Strauss, il n’utilisa qu’avec prudence leurs avancées musicales, et toujours au service de sa dramaturgie propre. Cette dernière repose elle-même sur un instinct infaillible dans la mise en musique de la langue italienne et un amour évident de la belle mélodie, aussi courte soit-elle. Cette combinaison miraculeuse explique certainement l’unicité du génie puccinien et une popularité qui ne faiblit.

 

Yutha Tep - publié le 01/05/25

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