César Franck le bicentenaire
La personnalité fascinante de Franck tient au caractère énigmatique d’une œuvre et d’un personnage éludant les investigations. Une fondamentale ambiguïté entre spiritualité et sensualité l’a mis sur la voie du sublime en musique.
Le cas de César Franck est singulier : tenu par les histoires de la musique pour l’un des acteurs essentiels du renouveau de la musique française à la fin du xixe siècle, il est aujourd’hui relativement négligé par le programme des concerts et la production discographique. Ignoré du grand public, il éveille un respect voilé de condescendance : il serait académique, pompier et « saint-sulpicien ». Jugement hâtif, opposé à celui de ses contemporains qui l’ont tenu à l’écart précisément en raison de ses audaces. Il connut cependant ensuite une gloire post mortem, véritable culte franckiste entretenu par une phalange de disciples… Puis s’installa un effacement d’autant plus injuste que, par ses œuvres autant que par son enseignement, il a joué un rôle central dans le développement en France d’une musique sérieuse, émancipée de la facilité qui avait trop longtemps marqué de son sceau une vie musicale dominée par le grand opéra et l’opéra bouffe. Un paradoxe de plus : le chef de la Société Nationale de musique était de souche allemande. Son père, de nationalité néerlandaise, était issu des confins du Limbourg et de la Prusse rhénane ; sa mère était une Allemande d’Aix-la-Chapelle ; sa langue maternelle était l’allemand et il n’acquit la nationalité française qu’en 1872, pour pouvoir devenir professeur au Conservatoire.
Sujet à controverses
Pour parfaites qu’elles soient, les grandes œuvres de Franck trahissent une quête, un effort, une prise de conscience, une volonté à l’œuvre. Elles évoluent de l’ombre et de l’incertitude vers la lumière et l’accomplissement : à l’image de la tardive maturité d’un génie qui ne se révéla que passé la cinquantaine, ne s’acheminant que graduellement vers l’apothéose de ses dernières années. Franck a été contré par la vie : en 1842, son père, impatient de rentabiliser les dons prodigieux de son fils, interrompt un brillant cursus d’études au Conservatoire de Paris et l’oblige à entamer une carrière de pianiste-virtuose, jugée plus lucrative. Une fois affranchi de cette tyrannie par le mariage, pour assurer les ressources de son foyer, il mène l’existence routinière d’un musicien d’église et d’un professeur de musique courant le cachet. Ces tâches alimentaires ne lui laissent que peu de temps pour composer. Sa nomination aux orgues de Sainte-Clotilde en 1859, marque un tournant : sur cet orgue aux ressources symphoniques, il trouve dans l’improvisation la voie appropriée pour l’expression d’une nature à la fois mystique et contemplative, ainsi qu’un banc d’essai pour les idées et les formes de ses futures compositions. En 1872, il est nommé professeur d’orgue au conservatoire. Moins pressé par des tâches alimentaires, il trouve plus de temps pour composer. Stimulé par ses disciples et par l’environnement de la Société Nationale de musique dont il est l’un des membres influents, il livre ses premières grandes œuvres (Rédemption, Béatitudes, Quintette). Dans la dernière décennie, il s’impose comme le maître français de la musique moderne, guidant avec sûreté ses disciples (les franckistes) par la venue d’une gerbe de chefs-d’œuvre. Il est loin cependant de faire l’unanimité : au conservatoire, on lui reproche de transformer sa classe d’orgue en classe de composition et d’empiéter ainsi sur les prérogatives des autres enseignants. Le modernisme et la passion trop sensuelle de sa musique déroutent Madame Franck qui ne cache pas sa réprobation pour le Quintette, la Sonate ou Psyché. Dans sa tardive notoriété, il reste controversé. Travailleur infatigable, il meurt à l’automne 1890 des séquelles d’un accident de fiacre mal soigné.
Une force tranquille cheminant vers la lumière
Adversité aussi nécessaire que providentielle : s’il avait eu la carrière facile d’un brillant prix de Rome, il se serait sans doute enfermé dans le conformisme d’un musicien de théâtre, et serait certainement aujourd’hui oublié. Le génie de Franck est une prise de conscience progressive de soi-même, que les obstacles ont stimulée. Effacé, affable, réservé, le musicien était cependant convaincu de sa valeur, et du caractère unique du message qu’il avait à délivrer. Il avait la sérénité et la force tranquille de l’homme juste et droit et n’a jamais douté de lui-même. Dans sa vie comme dans son célèbre système de composition (le « cyclisme ») il tâtonne dans la certitude de trouver la lumière. Rien ne le résume mieux que la clarté inondant progressivement son Choral n° 1, dont il disait : « Vous verrez, le vrai choral n’est pas le choral ; il se fait au courant du morceau. » – de même que le grand musicien qu’il était s’était fait au cours de la vie.
La légende s’est emparée du personnage pour en faire une figure mythique : celle du pater seraphicus, saint de la musique – voire martyre de son idéal, totalement voué à un art tourné vers le ciel et exposé à la vindicte et aux conspirations des forces du mal – en l’occurrence ses adversaires et ses concurrents (Saint-Saëns lui voua une haine motivée par la jalousie). D’Indy, qui se voulait le disciple préféré, a joué un rôle central dans cette « béatification ». En réalité, le « père Franck », homme d’une médiocre culture, d’une absolue droiture, naïf à l’occasion, montrait beaucoup plus de nuances que le portrait tracé par le crayon réducteur de d’Indy. Sa foi catholique, indéniable, était sentiment plus que dogme ou raison. Une sensualité marquée imprègne des pages profanes telles que Psyché, et les harmonies voluptueuses dont abondent Hulda, la Sonate ou Prélude, Aria et Finale trahissent un tempérament aussi passionné que sensuel. La progression vers la lumière affirmée par la construction tonale des œuvres et l’élévation spirituelle des codas représentent une victoire remportée sur ces zones d’ombre. La phrase franckiste retrace les péripéties de ce combat : visant à s’élever vers Dieu, elle s’appuie sur des harmonies si équivoques et si « glissantes » qu’elle retombe souvent au sol avant de prendre son essor. Franck est un romantique tardif, un sensuel et un décadent qui s’ignore. Il annonce les « serres chaudes » et les délices de la Belle Époque (Debussy lui doit beaucoup).
Son langage très personnel a suscité bien des émules. La richesse et l’imagination de son harmonie préfigurent Debussy et l’impressionnisme. Le chromatisme est pour lui un mode d’expression naturel ; il l’enrichit de résolutions exceptionnelles et, occasionnellement, ajoute une touche modale en accord avec le sentiment religieux ou l’atmosphère exotique (Rebecca, Choral n° 3). La richesse de la polyphonie est à la mesure de celle de l’harmonie. Surtout, un sens inné et très personnel de la forme lui permet d’ordonner et de structurer ce riche matériau dans le cadre d’édifices aux proportions à la fois larges, harmonieuses et originales. Parallèlement à Wagner, Franck a recherché une totale unité de composition. Chacune de ses œuvres repose ainsi sur quelques motifs conducteurs qui déterminent les autres idées, celles-ci s’ordonnant en fonction d’une logique tonale élaborée, se combinant et assurant par leur retour l’unité de l’univers sonore. Ces techniques complexes, progressivement élaborées, sédimentées et affinées tout au long d’une vie de labeur, lui ont permis de traduire, en une expérience sonore sans équivalent, le sentiment du Sublime, dont il était, plus que tout autre, imprégné.
Michel Fleury