Molière et la musique
Molière fut un homme de théâtre jouant sur tous les fronts : à la fois comédien, écrivain, metteur en scène, directeur, il embrassa pleinement sa passion pour la scène. En artiste complet, il fit aussi la part belle à la musique et à la danse.
Dans la Capitale française, au milieu du xviie siècle, le théâtre jouit d’une immense popularité. Plusieurs grandes salles (le Théâtre du Petit Bourbon, le Théâtre du Jeu de Paume…) et plusieurs troupes renommées (la troupe du Marais, celle de l’Hôtel de Bourgogne…) se disputent alors le public. Et qui dit théâtre, dit aussi musique. Les troupes comptent toujours dans leurs rangs plusieurs musiciens et danseurs. Ils ont notamment pour rôle d’assurer des petits intermèdes sans rapport avec l’œuvre théâtrale ou encore de jouer pendant l’entracte. Bien souvent, il s’agit de violonistes, qui interprétent à cette occasion toutes sortes de pièces à la mode pour divertir le public. Le genre de la pastorale dramatique, qui comprend des parties chantées, est par ailleurs très apprécié depuis le début du siècle. C’est dans ce contexte favorable que Jean-Basptiste Poquelin, alias Molière, va développer une forme de théâtre donnant à la musique une place plus grande encore : la comédie-ballet.
La musique en héritage
Né en 1622, le futur comédien découvre la musique au sein de sa propre famille. Du côté de sa grand-mère paternelle se trouve une lignée de musiciens : les Mazuel. L’oncle de Jean-Baptiste, Michel Mazuel, fait partie des Vingt-Quatre Violons du Roi, dont il sera nommé compositeur de musique en 1654 par Louis XIV. Le petit Molière intègre le très réputé Collège de Clermont, dirigé par les Jésuites, où une riche éducation artistique est dispensée, avec art dramatique, danse et musique. Une hypothèse veut que le pseudonyme « Molière » vienne du nom d’un musicien, Louis de Mollier, qui était luthiste, danseur et compositeur de ballets… Quoi qu’il en soit, lorsque le jeune homme décide de se consacrer à la scène, la musique et la danse font partie intégrante de sa conception du théâtre. Il fonde une troupe qui prend pour nom « l’Illustre Théâtre », avec quelques autres comédiens débutants, des musiciens et un danseur. Après des temps difficiles à Paris, les artistes partent tenter leur chance en province et tournent pendant une dizaine d’années dans tout le pays, triomphant dans des comédies où ils intègrent musique et danse. Ils côtoient des musiciens rencontrés lors de leurs pérégrinations, comme le luthiste Charles Dassoucy et le violoniste Paul de La Pierre. Molière lui-même ne se cantonne pas au texte, et envisage son métier de comédien comme un art complet englobant mime, danse, chant, pirouettes… Autant de talents qui enrichissent son jeu. Le comique qu’il développe et dans lequel il excelle (il sera considéré comme l’un des meilleurs acteurs comiques de son époque) vient en grande partie du langage corporel, hérité de la commedia dell’arte. Sa voix de baryton (ou basse-taille comme on disait à l’époque) n’est certes pas virtuose mais tout à fait convenable pour un registre burlesque. Molière va assurer régulièrement tout au long de sa vie des petites parties chantées dans ses rôles, comme celui de Mascarille dans Les Précieuses Ridicules, Lysandre dans Les Fâcheux, Moron dans La Princesse d’Elide, Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme, Alceste dans Le Misanthrope…
La comédie-ballet
La troupe de l’Illustre Théâtre revient finalement à Paris après avoir connu le succès en province. Elle obtient la protection de Monsieur, frère du Roi, ce qui annonce le début d’une nouvelle ère pour Molière. Le 9 mars 1661, le cardinal Mazarin décède et le jeune Louis XIV se retrouve à gérer le pays sans son principal conseiller. Il a appris de Mazarin l’art de mettre en scène le pouvoir pour s’assurer le respect de la Cour. Pour devenir le « roi soleil » et éblouir le monde, il s’appuie sur tous les arts, aussi bien la musique que l’architecture (Versailles est en construction), la danse (il est, qui plus est, un excellent danseur et va encourager le développement du ballet de Cour), et le théâtre. Alors que le Florentin Giambattista Lulli (Jean-Baptiste Lully en français) deviendra la figure principale de la vie musicale à la Cour, Molière deviendra la vedette du théâtre. C’est à l’été 1661 que les deux hommes collaborent pour la première fois lorsque Fouquet, Surintendant des finances, commande une pièce et un ballet à Molière qui doivent être donnés chez lui à Vaux le Vicomte. Le manque de temps et d’effectifs pousse l’auteur à proposer une nouvelle forme de spectacle, où la pièce de théâtre est entrecoupée d’intermèdes dansés. Ainsi nait la comédie-ballet avec Les Fâcheux. Le maitre à danser Pierre Beauchamp compose l’essentiel de la musique, mais Lully écrit une courante. La trop grande magnificence des réjouissances organisées par Fouquet, avec le succès des Fâcheux, les banquets, les jets d’eau et les feux d’artifice, contrarie fortement Louis XIV qui soupçonne aussi le surintendant de malversations. Fouquet sera destitué. Mais le Roi a apprécié la pièce, et le trio Beauchamp, Lully et Molière sera par la suite à l’origine de toutes les comédies-ballets jouées à la Cour et au Palais Royal (où est désormais installé l’auteur), le premier se chargeant de la partie chorégraphique, le second de la musique et le dernier du texte. Ces « comédies mêlées de musique et de danse », comme on disait alors, sont des spectacles complets où convergent théâtre, musique, danse, acrobaties… Molière et Lully travaillent à une articulation subtile entre le texte et la partition. Celle-ci n’est pas qu’un agrément, elle prend sens au sein de l’œuvre. Elle accompagne l’action dramatique, soulignant l’émotion ou au contraire le comique de certaines scènes, épousant le ton du texte ou marquant à l’inverse un contraste de registre (comme dans George Dandin par exemple, où les intermèdes content l’amour de bergers face au malheur du protagoniste de la pièce). La musique prend une telle place que dans Le Mariage forcé, près de la moitié des scènes en contiennent. Les comédies-ballets deviennent le cœur des grandes fêtes royales qui s’annoncent en 1664 avec les six jours des Plaisirs de l’île enchantée où représentations, jeux et festins s’enchainent pour émerveiller les courtisans. Dès 1665, la troupe de Molière est nommée Troupe du Roi.
De Lully à Charpentier
La collaboration entre Lully et Molière dure une dizaine d’années. Les deux Jean-Baptiste sont liés par une estime réciproque et une véritable amitié. Tous deux sont des bons vivants à l’humour vif, avec un penchant pour les excès. Molière surnomme affectueusement son acolyte « le Paillard ». Leur complicité se voit à la scène où ils jouent, chantent et dansent ensemble, comme dans Monsieur de Pourceaugnac où Lully déguisé en médecin poursuit Molière qui incarne le rôle-titre, ou dans Le Bourgeois Gentilhomme où Molière endosse le rôle de Monsieur Jourdain et Lully celui du Grand Mufti.
Malheureusement, le duo génial des deux Jean-Baptiste finit par se dissoudre. En 1670, le Roi souhaite rouvrir la grande Salle des Machines des Tuileries, qui n’avait servi que pour son mariage avec l’Infante Marie-Thérèse accompagné d’un spectacle monumental. Il veut revoir les fantastiques décors de la production et plusieurs auteurs lui soumettent des pièces pour l’occasion, notamment Racine qui propose un Orphée. Mais c’est encore Molière et Lully qui sont choisis pour monter une Psyché, thème dans l’air du temps depuis que Lafontaine s’en est emparé. Ils montent une production pharaonique à la hauteur de la salle qui peut accueillir jusqu’à 8 000 spectateurs, avec plus de 320 chanteurs, musiciens et danseurs. Molière reprend ensuite la pièce dans son théâtre personnel, le Palais Royal, et c’est un nouveau triomphe. Mais pour une raison inconnue, Lully ne touche aucune part des recettes alors que le comédien s’enrichit… S’en suit une brouille entre les deux hommes, nourrie également par la jalousie du musicien qui n’a pas son propre théâtre. Ils ne travailleront plus ensemble. Par ailleurs, Louis XIV s’étant foulé la cheville en 1671 en dansant dans Les Amants Magnifiques, il ne peut plus participer aux ballets, qui commencent à perdre de leur poids à la Cour. Lully s’oriente alors vers un nouveau genre de spectacle entièrement chanté cette fois : la tragédie lyrique. Pour se venger de Molière et avant tout pour avoir le monopole de la vie musicale française, il rachète un privilège royal sur les conseils de Colbert. Désormais, il est le seul à pouvoir faire représenter des opéras, et la possibilité d’intégrer de la musique aux pièces de théâtre devient terriblement limitée pour les autres auteurs. Lully obtient aussi le droit d’être le seul à pouvoir faire représenter les pièces dont il a écrit la musique… Molière ne jette pas l’éponge et décide alors de créer une nouvelle pièce avec Marc-Antoine Charpentier, son nouveau collaborateur. Il n’abandonne pas son idéal d’un art dramatique mêlé de musique et de danse, et parvient à assouplir un peu les règles imposées par Lully en s’adressant au Roi. Juste assez pour pouvoir faire représenter en 1673 sa dernière comédie-ballet : Le Malade Imaginaire. La musique y est très présente, avec une ouverture, un prologue, trois intermèdes entre chaque acte et notamment une scénette d’opéra au milieu de l’acte II. Molière sera emporté par la maladie après la 4e représentation. Alors que la salle du Palais Royal sera récupérée par Lully pour l’Académie Royale de musique, Charpentier poursuivra sa collaboration avec la troupe de Molière, qui prendra en 1680 le nom de « Comédie Française »…
Élise Guignard