Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Florent Schmitt La Tragédie de Salomé

Florent Schmitt
Avec Debussy et Ravel figure emblématique de la musique française, Florent Schmitt reste le plus grand orientaliste de la musique.
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Répondant au mot d’ordre de Barrès (du sang, de la volupté et de la mort), la Tragédie de Salomé représente le sommet de l’art décadent en musique.

De Schéhérazade de Ravel aux Heures persanes de Koechlin, l’Orient offre aux compositeurs français du début du xxe siècle un champ idéal pour assouvir les fringales d’exotisme de l’Art décadent et pour exploiter jusqu’en sa limite la plus extrême les innovations d’écriture du romantisme tardif et de l’impressionnisme.

Du Sang, de la Volupté et de la Mort

Plus que tout autre, Florent Schmitt affirme une affinité et une prédilection pour cette source d’inspiration qui font de lui le plus grand orientaliste de toute l’histoire de la musique, et qui nous valent une série de fresques symphoniques rutilantes, alliant une barbarie poussée jusqu’à la sauvagerie à une sensualité incorporant une bonne dose d’érotisme. Incarnant à la suite de Berlioz le romantisme français dans ce qu’il a de plus frénétique, il partage avec l’auteur du Requiem un goût marqué pour le grandiose et le colossal, et le contact avec l’Orient fournit à ces tendances l’aliment leur permettant de s’assouvir dans toute leur plénitude. Heine avait mis en parallèle certaines œuvres de Berlioz avec les fresques cataclysmiques inspirées par l’Orient biblique au peintre anglais John Martin. Éclatant comme un coup de tonnerre au milieu des serres chaudes et torpides de l’Impressionnisme, les fulgurances du Psaume 47 (1904) ressuscitent cette conception « babylonienne ». Elle s’épanouira bientôt dans quatre grandes fresques orchestrales : La Tragédie de Salomé, Antoine et Cléopâtre, Salammbô et Oriane et le prince d’amour, sans oublier des pages plus courtes mais non moins intenses : Danse d’Abisag, Légende pour saxophone et orchestre, Habeyssée… Cet Orient n’est pas un Orient de rêve, mais un Orient tragique qui sert de cadre à des drames placés sous le signe « du sang, de la volupté et de la mort », pour reprendre le titre d’un célèbre recueil d’essais de Maurice Barrès, maître à penser de l’Art décadent, dont Schmitt était un fervent lecteur. Après la Sulamite du Psaume, Salomé, Cléopâtre, Salammbô, Abisag, Oriane : étonnant défilé de femmes jouant de leur séduction pour conduire à la catastrophe (qui presque toujours les entraîne elles aussi) les mâles tombés dans les mailles de leur redoutable filet. En cette époque, depuis l’innocence trompeuse de la Damoiselle élue accoudée à son balcon céleste, la Femme fatale règne en maître et proclame l’ambivalence de la volupté, de la douleur et de la mort. L’ombre du Divin marquis se profile dans l’arrière-plan de ces drames érotiques et du romantisme le plus noir, comme l’a montré le grand critique italien Mario Praz. Ainsi l’orientalisme de Schmitt apparaît-il comme la manifestation musicale la plus glorieuse d’une « décadence babylonienne » particulièrement active dans les autres branches de l’art. Il doit son authenticité à un séjour à Constantinople en 1903 : comme pour Loti, cette expérience ottomane s’avéra un choc durable.

Une fresque musicale à la Gustave Moreau

La Tragédie de Salomé est sans doute le monument le plus parfait, et aussi le plus universellement connu, de cette Babylone florentine. Cette œuvre répond à la commande de Robert d’Humières, littérateur célèbre pour ses traductions de Rudyard Kipling, alors directeur du Théâtre des Arts, d’une partition destinée à accompagner un mimodrame dansé par Loïe Fuller, sur un argument dont il était l’auteur. Plus conforme au récit de la Bible, ce scénario est très différent de la pièce de Wilde servant de canevas à l’opéra de Richard Strauss. Salomé n’est pas éprise de Jean-Baptiste ; elle ne danse pour son beau-père Hérode que pour obéir à sa mère Hérodias. C’est Hérode qui fait décapiter le Précurseur pour le punir de s’être interposé entre sa bru et lui (en recouvrant de son manteau le corps de la jeune femme pour la soustraire à sa concupiscence) ; Salomé s’empare du plateau sanglant portant la tête de Jean et le précipite dans la Mer, provocant le cataclysme qui ensevelit sous les cendres le palais du Tétrarque maudit et dépravé avec les siens. Comme beaucoup d’héroïnes de l’époque décadente, Salomé accomplit le mal en toute innocence (ou en jouant cette innocence). Et la morale est sauve : le châtiment de Sodome et Gomorrhe se renouvelle ; la luxure et le crime ne restent pas impunis. La personnalité ambivalente de la Princesse de Judée est décrite par six danses qui présentent autant de facettes de sa nature complexe : « insouciante et coquette (Danse des Perles), orgueilleuse et hautaine (Danse du Paon), sensuelle et maléfique (Danse des Serpents), froide et cruelle (Danse de l’Acier), lascive et perverse (Danse de l’Argent ou des Éclairs), et enfin épouvantée et délirante (Danse de la Peur) » (Catherine Lorent). La musique de Schmitt traduit avec une rare intensité la tension psychologique de l’héroïne et de ses parents, et le lourd alliage d’érotisme et de cruauté, hérité du passé, qui pèse sur les terrasses du palais. Le décor est planté avec une rare puissance évocatrice usant de toutes les ressources techniques de la musique : Schmitt réussit une synthèse miraculeuse de Debussy et de la rutilance orientale des Russes. Ce langage éminemment personnel fait merveille dans l’épisode fantastique des « enchantements sur la mer ». D’une brume sonore mystérieuse et menaçante émergent peu à peu les thèmes du prélude, dont l’entrelacs conduit à un cri d’effroi de l’orchestre superposant les thèmes d’Hérode, d’Hérodias et de Salomé. La réponse monte de l’abîme, voix de femme maléfique prophétisant de ses mélismes sans parole et lourds de menaces le fatal dénouement : cet « air d’Aïça » est un authentique chant arabe recueilli sur les bords de la Mer morte par le Père Salvator Péïtavi. La mélopée s’intensifie et se rapproche, montant d’un degré à mesure que d’autres voix rejoignent la première, et les nuées fuligineuses s’épaississent jusqu’à un climax frénétique ouvrant la voie à la Danse des Éclairs. Ces enchantements livides se souviennent de ceux, inondés de lumière, des Sirènes et de La Mer debussystes : vocalises dans le lointain assorties du fameux appel ïambique si souvent associé à la mer chez Debussy. Le matériau est bien le même, mais comme faisandé par les tendances les plus macabres de l’Art décadent, conformément au mot d’ordre de Barrès. La frénésie rythmique des danses (usant de mesures impaires, voire inégales !) est également prophétique : de son propre aveu, Stravinski n’aurait jamais écrit Le Sacre sans le précédent du Psaume et de la Tragédie, qu’il admirait profondément. Le magicien du grand orchestre, dont le génie s’était déjà affirmé avec le Psaume et Le Palais hanté, dut composer avec l’exiguïté du Théâtre des Arts : la partition fut initialement destinée à un petit orchestre de 22 instruments. Cette version originale est deux fois plus longue (une heure de musique) que la révision de 1911 (version usuelle pour grand orchestre entrée au grand répertoire). Enregistrée en CD en 1992 (label Marco Polo), elle n’est jamais jouée. De plus, incarnation musicale de l’Art décadent (à l’instar de D’Annunzio en littérature), avec tous ses fastes, ses excès et son geste théâtral, Florent Schmitt a pâti de la disgrâce de cette esthétique. L’intérêt de ce spectacle est donc double : découvrir les fastes et la modernité d’un courant artistique injustement déprécié, et rendre hommage à l’un de nos plus grands compositeurs au travers d’une partition dont la mouture originelle, d’une miraculeuse richesse malgré les forces orchestrales limitées, atteste le génie de son auteur.

Michel Fleury

Repères

  • 1870

    naissance le 28 septembre à Blamont, Meurthe et Moselle
  • 1889-1900

    études au Conservatoire 1900 : Premier grand prix de Rome
  • 1901-1904

    séjour à Rome, voyage en Grèce et en Turquie
  • 1904

    Le Palais hanté, Psaume 47
  • 1907

    La Tragédie de Salomé
  • 1908

    Quintette pour piano et cordes
  • 1917

    Ombres pour piano
  • 1920

    Antoine et Cléopâtre
  • 1921

    Mirages pour piano
  • 1923

    Le petit elfe ferme l’œil
  • 1925

    Salammbô, Danse d’Abisag
  • 1932

    Symphonie concertante pour orchestre et piano
  • 1934

    Oriane et le Prince d’Amour
  • 1936

    élu membre de l’Académie des Beaux-Arts
  • 1949

    Quatuor à cordes
  • 1957

    Deuxième symphonie
  • 1958

    mort le 17 août à Neuilly-sur-Seine

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